Né un peu avant mai 68 Bruno Léandri, pilier du magazine Fluide Glacial, nous fait découvrir cette époque pétaradante, les balades en 4L avec Deleuze et les mauvaises blagues des gugus d’Hara Kiri. Son bouquin est un pur bonheur : drôle, bien mené, émouvant par ici, instructif par là. Mais avant de lui céder la parole, permettez-moi de monter le présentoir.
Pitch : je suis né dans la banlieue rouge d’après guerre, mon prof s’appelait Deleuze, mes potes Hara Kiri, mon employeur Fluide Glacial et vos côtes n’ont pas fini de me le payer.
Avec, par ordre d’apparition : Xenakis, la symphonie n°1 pour magnétophone pourri, Foucault, Debord et Guattari sur une même banquette arrière, un panneau « Même Lénine laissait les chiottes propres » et la composition du Fanta citron. Et maintenant, place au héros !
Une autobiographie consiste à présenter, dans un ordre qu’on espère avenant, les éléments clefs d’une vie et dans celle de monsieur Léandri, la clef, c’est l’amitié. Voici donc, voici d’abord les amis et entre tous, le premier : Gilbert. Élevé à la dure, « dès qu’il eut dépassé d’une demi-seconde l’âge de l’indépendance, Gilbert chia sur tout ce qui pouvait évoquer même de loin la scolarité, l’autorité, l’utilité, et entreprit méthodiquement de faire jusque dans le détail l’inverse de ce qu’aurait voulu son père« . On voit Gilbert arpenter « Paris pieds nus, couvert de loques approximatives, coiffé d’un sombrero ridicule et tirant derrière lui, attaché au bout d’une ficelle, une petite voiture métallique« , une Dinky Toy, bien sûr. Gilbert devint, vous vous en doutez, « poète en débris« .
Il décrit ses soirées de jeune de façon à laisser perplexe les générations actuelles (« la soirée se termina en tapant sur des bidons, car c’est comme ça que se terminaient toutes les soirées de cette époque-là : des mecs bourrés ou défoncés qui tapaient sur des bidons » – je confirme, je m’en souviens très bien, je suis de la génération d’après : je les trouvais débiles.)
Au passage, Léandri démontre une curiosité maladive qui ne demande qu’à se fondre en admiration éperdue, droit dans le coeur pur de la Beauté: « Julien incarnait pour moi Michel-Ange, Raphaël et Léonard dans une même paume […] je tremblais d’extase. [Sa signature était un] florilège de courbes, de spirales, un labyrinthe, une inflorescence impériale que sa main mettait d’interminables secondes à tracer, rajoutant à chaque exécution une volute supplémentaire, un nouvel appendice, une ultime corolle pour parfaire encore le chef d’oeuvre, métamorphosant tout formulaire jaunâtre en écrin chatoyant […] Bien sûr, quand il s’agissait de signer un chèque, fallait pas être pressé. »
Il parle de femmes aussi, bien sûr, en homme de goût : « Elle ignorait la plus petite notion de pudeur physique […] Quand un corps aussi éclatant se montre avec une telle profusion, on se dit que le monde est bien fait. Les statues de Phidias ne se cachent pas. »
Il effeuille, au fil de cette eau rapide, ses convictions spirituelles : « L’humanité se partage en deux : les civilisations qui élèvent les filles et les garçons ensemble, et celles qui les élèvent séparément. Les progrès, les lumières, la liberté, l’espoir appartiennent aux premières, l’obscurantisme, le rétropédalage, la guerre et la mort appartiennent aux secondes. C’est comme ça. »
Plus loin, il écorne une idole entre toute sacrée, le « C’était mieux avant »: « les trente glorieuses étaient synonymes de gris, de machines stupides, de travail fastidieux, d’aubes blafardes, de profits froids, d’objets inutiles, de politiciens gominés, de cadres tristes. « L’école, la merveilleuse école des années 60 et 70, celle dont on nous rebat les oreilles tant elle apparait, avec la distance, peuplée d’écoliers studieux, disciplinés et majoritairement blancs, perd aussi quelques lauriers : lors de sa première heure de cours en tant qu’enseignant, « j’en vois un se lever. Sans un mot, sans raison apparente. Il traverse la classe, va vers un pupitre du premier rang et, de toutes ses forces, plante son porte-plume dans la main de son occupant. » C’est Marmont aîné, suivi de Larrieux l’incendiaire (« ‘Fouillez-le régulièrement’ m’avait dit le dirlo »), Maguib « qui mangeait n’importe quoi » (« craies, insectes, pots de colle à papier, marrons, gommes, cailloux, merdes de chien, crayons, agrafes » et qui buvait tous les encriers), et Sagot qui ne veut pas sortir de sous le bureau. La façon dont Léandri décrit les cours prouve un sens de l’action digne de Tex Avery (période géniale) : « Mettaient à sac les armoires, faisaient des châteaux de cartes avec les pupitres, des ruisseaux et des lacs avec les bouteilles d’encre où flottaient des bateaux en pages de livres de classe« . Suivra l’université Paris 8 où il s’engueule avec Baudrillard et explique la BD à Lyotard, rien que ça.
Là où Léandri montre toute sa tendresse, c’est pour décrire les merveilles secrètes de Paris grand large. Car à force de l’écumer il a découvert, entre autres, une île sauvage de la Seine au large de Nanterre – qui existe toujours, et toujours dans le même état. « Ce havre de verdure entouré d’eau […] jamais construit pour cause de crues, réserve naturelle involontaire » offrait « une clairière d’herbes folles, qui devenait taillis, érables, saules, bourré d’oiseaux que nous étions les seuls à déranger, un ruban de plantes aquatiques le long de l’eau, bourré de batraciens qu’on était les seuls à entendre. » Le Club Med, par contre, où Léandri fut GO car l’enseignement mène à n’importe quoi, confirme sa réputation de lupanar : « les cris de jouissance étaient si tonitruants, les orgasmes semblaient si interminablement intenses, que ça rendait tout le monde nerveux. »
Le style coule avec bonheur, que Léandri reproche aux philosophes déconstructivistes leur « purée discursive » « où les marécages de l’imposture verbeuse infestaient la terre ferme de l’idée féconde« , ou qu’il s’en prenne à l’architecture écoresponsable, quand « l’Audace innovante sur son destrier rencontre le Doute constipé sur son bourricot« , avec pour résultat « une alcôve aveugle de béton tordu avec des bancs de béton tordu, aussi agréable à séjourner qu’une cuve de mazout vide, aussi confortable qu’une marche d’escalier. »
Mais me voilà rendue bien au delà de mon quota de citations. J’espère vous avoir inoculé le désir irrépressible de plonger dans ce merveilleux défilé où se mélangent aux dragsters californiens « des Saintes Vierges, des dinosaures, des locomotives, des temples grecs, des nounours, des cercueils, des cathédrales. »
On enterre bien les Dinky Toys, Bruno Léandri, Ed. François Bourin, 2012