Maison, sucrée maison [Chronique]

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Chez soi : une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet, éditions La Découverte, 2015, 325 pages, 17 euros

« La maison desserre l’étau. » Avec « Chez soi », Mona Chollet nous livre un composite bizarre et captivant, tour à tour éloge intimiste et vaste étude sociale de l’espace privé.

L’introït (« La mauvaise réputation ») est très personnel : « j’appartiens à cette race discrète, un rien honteuse : les casaniers », explique l’auteure. Elle présente son ouvrage comme une tentative « d’abaisser un strapontin – ou même d’installer dans un coin une méridienne – pour les rêveurs fourvoyés tels que moi. » Accrochez-vous au coussin, nous allons faire le tour du monde.

Le deuxième chapitre, « Une foule dans mon salon », nous parle d’internet avec une fougue à la Saint-Simon. « Pour être précise, ce qui, dans mon cas, a tout changé, ce n’est pas Internet en tant que tel, mais les réseaux sociaux […] De lien en lien, il se présente à mon attention assez d’objets dignes d’intérêt pour m’absorber dans une interminable divagation interactive […] Quand je me vois incapable de m’arracher à Twitter, il m’arrive, dans un sursaut exaspéré, de fermer brusquement ma fenêtre de navigation, avec la sensation de sauter d’un train fou et de rouler sur le bas-côté. » Face à ce « trou noir au pouvoir d’attraction irrésistible […] j’ai muté. J’ai dans la tête un tumulte infernal. » Comme Saint-Simon dans ses « Mémoires », Mona Chollet ne livre pas un portrait nuancé des réseaux sociaux, mais un diptyque saisissant : le premier pan, noir comme un monolithe, décrit le côté obscur du Réseau tandis que l’autre, lumineux et élogieux, célèbre cet immense espace d’échanges.

Le chapitre suivant, « La grande expulsion », aborde le mal-logement, et le non-logement. « Les militants de ces mouvements [99 % et Indignés] ont pu découvrir à cette occasion ce que signifiait la vie dans la rue. A New York […] « une question a éclipsé toutes les autres, y compris celles des licenciements massifs, de la destruction de la classe moyenne et du règne des 1 % les plus riches : où vais-je bien pouvoir pisser ? » ») Puis, comme une source, il remonte au logement tout court. « Si, en allant se coucher le soir, on croit faire défection, on se trompe, remarque Pascal Dibie. On rejoint au contraire « la cité redevenue ce qu’elle était à l’origine : une association de dormeurs et de propriétaires de lits. » Une ville serait donc avant tout une communauté dont les membres se témoignent assez de confiance pour dormir les uns à côté des autres, et se promettent de protéger ensemble le sommeil de chacun. » Ne manquez pas le passage titré « Vies entravées », qui retrace magistralement « l’évolution antagoniste des salaires et de l’immobilier. » Ni « L’ère des contorsionnistes », qui fait toucher du doigt combien, avec la crise du logement, l’espace de chacun rétrécit « au point qu’on s’y adapte et que l’on perd de vue, la plupart du temps, son caractère scandaleux et intenable. » Et encore, on n’est pas à Hong Kong, où « une famille de quatre personnes peut s’entasser dans cinq mètres carrés. » Mais Chollet n’abandonne jamais le lecteur-e du côté obscur : elle étend sa réflexion à des tentatives de solutions, comme les tiny houses de Jay Shafer. Sans se leurrer : « les adeptes du small living occupent donc exactement la place qu’un ordre social inique leur assigne. Ils se contorsionnent pour entrer dans le placard qu’on veut bien leur laisser et prétendent réaliser par là leurs désirs les plus profonds. » Car Chollet ne se trompe pas d’ennemi : « la part de richesse qui échappe aux classes moyennes et populaire ne s’évapore pas : elle est dépensée… par les riches. »

Après l’espace, Chollet affronte le temps (chapitre « Pour habiter, il faut… du temps ») : on y découvre la jolie notion de tsundoku (« acheter des livres et ne pas les lire ; les laisser s’empiler sur le sol, les étagères ou la table de nuit »). Suit un passage qui m’a parlé en tant qu’écrivaine : « A mon avidité d’apprendre de mes collègues [du Diplo] a succédé, ou se mêle, une inquiétude à l’idée de perdre ma propre voix. Évidemment, notre voix ne procède pas d’une génération spontanée, elle n’est jamais que l’alchimie singulière de toutes les influences que nous subissons ; mais le temps passé au calme, à l’écart des autres, permet à cette décantation de se produire de la façon la plus complète et la plus subtile possible. La maison, dit Mahmoud Darwich, est « une chambre d’écoute de ce que nous avons de plus profond. » » Puis notre strapontin survole le « carcan des horaires » : « l’historien britannique Edward P. Thompson a décrit le choc des premières générations d’ouvriers lorsqu’elle se virent imposer un temps de travail défini par l’horloge, la sirène ou la pointeuse, et non plus par la tâche à accomplir. […] Pour ceux qui subissaient cette mise en coupe réglée de la vie quotidienne, l’ennemi était bien identifié : Walter Benjamin souligne qu’à Paris, lors de la révolution de juillet 1830, « on tira sur les horloges murales. » » Pour aboutir aujourd’hui à « une morale de la mobilisation permanente ». Là est le génie de Chollet : démontrer pièce après pièce à quel point la société insinue ses longs doigts dans notre espace le plus privé, dans nos habitudes les plus intimes, pour faire de nous des engrenages qui se croient libres.

Suit, en toute logique, une éloge du sommeil (personnellement, j’ai toujours voulu élever un monument à l’inventeur du lit) : « Ce n’est pas pour rien que, même à notre époque si férue de rationalisation, on n’enterre pas les morts à la verticale. » Chollet cite un joli twitt : « Les gens qui écrivent « Cdt [pour « Cordialement »] à la fin de leurs e-mails, que font-ils du temps qu’ils ont gagné ? » Et se demande pourquoi tant d’entre nous travaillent comme des femmes : « Alimenter le système, si absurde soit-il, procure une image de soi valorisante (quoi de plus glorieux que de n’avoir « pas une minute à soi »?) et dispense de toute réflexion sur ce qu’on souhaiterait faire de sa vie. »

L’auteure entame ensuite une revue complète des activités chronophages dans le magnifique chapitre « Métamorphoses de la bonniche ». Une bonne occasion pour replacer une célèbre citation de Nancy Huston : « Nancy Huston retenait, dans le flot d’éloges adressé par Scott Fitzgerald à sa femme Zelda devant un journaliste, cette petite phrase : « Vous nettoyez, je crois, la glacière une fois par semaine. » Pendant ce temps, lui achevait l’écriture de son roman. « Une semaine plus tard, commente Huston, la glacière sera de nouveau sale, alors que le roman restera inchangé, dans sa perfection originelle. » » Plus loin, Chollet rend un vibrant hommage à cette profession vitale qu’est la propreté. « En 1978, [Miele Laderman Ukeles] avait entrepris de serrer la main des huit mille cinq cents employés de la propreté de New York afin de les remercier de « garder New York en vie. » » Elle évoque ces « bonnes » engrossées par Monsieur qui « lorsqu’elles avaient réussi à dissimuler leur grossesse, accouchaient seules dans leur chambre, dans la terreur d’être entendues, avant d’aller jeter le nouveau-né dans les toilettes et de paniquer parce que la tête ne passait pas. » Je ne peux pourtant pas tout citer mais ce chapitre est fameux.

Vient enfin la question cruciale : « Habiter, mais avec qui ? » Où l’on apprend notamment que « aux Etats-Unis, détaille l’écrivaine Elizabeth Gilbert, les femmes mariées « n’accumulent pas autant de richesses que les célibataires (en moyenne, en se faisant passer la bague au doigt, la femme perd 7 % de son salaire) ; elles réussissent moins bien professionnellement ; elles ont une santé plus fragile, courent plus de risques de souffrir de dépression ou de mourir de mort violente. » » Chollet aborde un thème qui me fascine : la misogynie féminine. Elle mentionne Ellen Swallow Richards, première femme admise au MIT, « élitiste et individualiste, manifestant une loyauté indéfectible envers un ordre qui n’avait cessé de lui savonner la planche ». Comme le dit Titiou Lecoq : « les femmes sont les meilleures tyrans d’elles-mêmes »

Continuons notre voyage en strapontin : Chollet nous emmène planer au dessus des « chasses aux sorcières qui se déroulèrent aux XVIe et XVIIe siècle, en Europe comme au Nouveau Monde », et ces histoires d’un autre temps résonnent furieusement avec le nôtre : « Au terme d’un « processus unique d’avilissement social », les femmes, affaiblies, privées de tout pouvoir, ont pu être exclues du travail salarié, assujetties aux hommes et vouées à la procréation. […] En même temps que les droits des femmes subissaient une « érosion continuelle », une misogynie obsessionnelle se propageait. « Il fut établi qu’elles étaient intrinsèquement inférieures, émotives à l’excès et délurées, incapables de se contrôler, et devaient être placées sous la coupe des hommes. » »

Après tant de tristes réalités, l’auteure se permet enfin de rêver (Chapitre 7, « Des palais plein la tête ») Les réflexions sur l’architecture contemporaine résument et enrichissent à merveille mes propres idées sur la question. « A quelques exceptions près, [quand les médias parlent d’architecture, ils ] proposent les portraits de quelques stars à l’ego hypertrophié, dont les réalisations s’adressent avant tout aux puissants de ce monde. [Quand la revue Progressive Architecture] finit par introduire une rubrique dans laquelle un journaliste visitait un bâtiment pour voir comment il fonctionnait et comment les gens y vivaient, « cela fut considéré dans les cercles de la critique architectural comme une innovation radicale. » » Car « beaucoup d’architectes contemporains conçoivent leurs oeuvres comme des signes qu’il s’agit de déchiffrer. […] Quand un édifice se voue ainsi à devenir un signe, cet objectif lui impose sa forme et prend le pas sur toute autre préoccupation. Il aboutit à un écrasement de l’espace habité. […] Les habitants d’un bâtiment-image devront composer avec des intérieurs contraints, d’un usage malaisé et désagréable, car façonnés en fonction de l’effet que l’on veut produire de l’extérieur. […] L’espace habité, estime Babous, est le grand refoulé de la culture contemporaine. » Comme le dit si justement le photographe Patrick Imbert : « Que jamais un tribunal populaire n’ait pendu un architecte avec les tripes d’un promoteur, ça me dépasse. »

« Les architectes modernistes, observe lui aussi Michael Pollan, rêvent de bâtiments qui soient non seulement débarrassés des fantômes du passé, lumineux, géométriques – comme ceux de Le Corbusier, typiquement – , mais aussi « immunisés contre l’avenir ». Ils ne tiennent aucun compte des altérations que leur œuvre est appelée à subir sous la double action des éléments extérieurs et des habitants à l’intérieur. Leur création est destinée à s’inscrire dans la durée, à devenir le théâtre d’une histoire ; elle est vouée à leur échapper. Mais leur désir de maîtrise est si total qu’ils refusent d’admettre cette vérité fondamentale et de l’intégrer à leur démarche. Ils dédaignent les matériaux réputés pour la grâce avec laquelle ils vieillissent, tels que la pierre ou le bois. Ils souhaitent des constructions qui aient l’air éternellement neuves. Conséquence, leurs bâtiments se délabrent au lieu de vieillir. » Les Japonais, moins neuneux, connaissent le sabi : « la notion de sabi désigne « la patine de l’age, le renoncement à l’éclat. » » Tandis que le wabi désigne « la simplicité, le recours aux matières humbles : bois, papier, paille. » Mais mon citotron s’emballe une fois de plus. Je vais le laisser reposer et manœuvrer le strapontin jusqu’à la plus proche librairie, pour que vous puissiez acheter cet ouvrage plus que recommandable : nécessaire.

La seule question que je voudrais poser à l’auteure – après lui avoir dit merci de m’avoir rendue moins bête (et tout à fait apte à troller sur internet) – c’est : la casaniéritude, certes ; se ressourcer, se recueillir, échapper aux pressions en agençant son espace intérieur (et en l’agençant ensemble, il n’y a pas une once d’égoïsme dans tout ce livre), parfait. Mais est-elle consciente qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être un bon compagnon de soi-même ? Et que nombre des extériorisés, si fringants paraissent-ils, sont tout simplement des malheureux excédés par l’autocohabitation et qui ne peuvent plus se voir en peinture ?

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