#Cambridge [billet de blog] Blog->Tous les noms ont été changés

rouge

[nos amis les gens] Rédigez un petit article sur ce métier

(En amical souvenir de Mayku)

Il y a quelques temps de ça, je suis allée signer des livres dans un genre de petit paradis très spécial, tapissé depuis le sol jusqu’au plafond, en passant par le fond du lavabo, de livres de Moorcock et de Silverberg, d’Egan et de Bordage. Je veux parler de Scylla, librairie spécialisée SF de Paris – qui a depuis été adossée à sa consoeur Charybde. Scylla sent bon le papier vieux, le cidre frais et le cerveau chaud – alors que Charybde sent plutôt la littérature d’exception et la bière.

Scylla était, ce jour là, remplie de tout un tas de petits jeunes plus ou moins chevelus, dont quelques filles et un mathématicien. Lequel tenait à la main un exemplaire du « Goût de l’immortalité » épaissi de post-its sur lesquels il avait soigneusement noté tous les reproches qu’il avait à me faire.

A Cambridge, on est méthodique ou on n’est pas.

Etant, au bout d’une ou deux heures, parvenu au bout de ses pots-its et de ses réflexions (sûrement pertinentes) sur la problématique de la translittération mandarin-français, la vocation historique de l’alphabet taïwanais et l’à quel point je n’y connais rien en kanjis japonais (mais comment a-t-il su ?), il engagea une conversation intéressante. Il s’avéra finalement à peu près humain et nous nous quittâmes assez satisfaits l’un de l’autre.
Peu de temps après, je reçus le mail suivant :

« Ecrivain : Rédigez un petit article sur ce métier et sur votre entourage. Est-ce que vous êtes nécro-goth, écoutez du métal, jouez aux jeux vidéos, torturez votre lapin rouge dans son bocal sans eau ? »

Ce mail émanait de Cambridge.

Avec une concision toute anglaise et une précision toute scientifique, il concentre magistralement tous les clichés les plus éculés et les plus erronés sur la digne fonction d’écrivain (on parlera de métier quand il sera mieux payé). Ma réponse sera à la hauteur, brève et britannique :

« Non, je ne. »

Qu’un cliché soit éculé, ma foi, c’est son travail.
Qu’il soit totalement erroné, c’est un peu bizarre et ça doit s’expliquer. Au moins quelque part ou à un niveau.

Cliché : l’écrivain est une créature psychologiquement torturée (et donc torturante, si Freud s’est bien fait comprendre, d’où le lapin rouge).

Réalité : Certes, mais citez-moi un corps, un *seul* corps de métier qui ne soit pas un vivier à psycho-rigides, pathes, tiques et à névro de toutes désinences. La condition humaine est un sale métier. Le lapin rouge est en option.

Cliché : l’écrivain, psychologiquement torturé donc, a un mode de vie à l’avenant. Il s’habille tout de noir, fornique avec des cadavres, écoute des musiques de mauvais aloi et s’en prend à des lapins.

Réalité : si l’on calcule qu’il faut un an et demi, à raison de 3 heures de recherche suivies de trois heures d’écriture par jour, pour rédiger un roman d’environ 500 000 signes, que l’écriture de tout roman précède une série d’au moins 20 séances de signature, en général situées à plus de deux heures de trajet (aller simple), et suit une phase d’apprentissage d’au moins 20 ans de production scripturale pathétique, si l’on compte que par là-dessus l’écrivain est prié de, comme tout le monde, payer un loyer, se laver les pieds, dormir quelques heures par jour et avoir une vie sexuelle, on constate que :

L’écrivain n’a absolument pas le temps d’aller faire le gland dans des tenues grotesques, fut-ce avec des lapins.

Tout au plus peut-il essayer d’écrire en écoutant Rammstein.

(Nous parlerons ailleurs du jeu vidéo comme signe de pathologie mentale. De toute façon, l’écrivain n’a absolument pas le temps non plus de fragger de l’alien sur Ghost Recon Advanced Warfighter. Ou alors, il doit faire une croix sur son loyer, l’hygiène de ses pieds, ses heures de sommeil ou sa vie sexuelle. Tout est affaire de choix.)

Reprenons. L’écrivain a une triple vie alimentaro-sexuello-artistique, quand il n’a pas en plus une nichée d’enfants et de relations sociales, ce qui fait 5 vies à mener en 24 heures. Il doit donc se lever tôt. Par conséquent, il ne peut se coucher tard ni dans un état trop avancé. De plus, l’écrivain a besoin d’une existence stable, ou du moins d’un plan de travail stable sur lequel est posé un ordinateur pourvu d’un système d’exploitation stable et entouré d’une bibliothèque de référence encombrante. La vie non rêvée d’un écrivain est forcément plan-plan et fatigante. Raison pour laquelle certains écrivains limitent leurs relations sociales à leur éditeur ou remplacent la nichée d’enfants par un chat. Seules deux races d’écrivains échappent à ces tristes contingences : ceux qui n’arriveront jamais à boucler leurs 500 000 signes et Gilles Dumay, qui réalise son œuvre tout en égorgeant des crocodiles avec les dents dans les flots tumultueux de l’Ob (Nous reviendrons sur la probabilité de trouver un crocodile dans un fleuve sibérien un autre jour.).

Mais alors, pourquoi persiste dans l’inconscient collectif et ce, jusqu’à Cambridge, le mythe de l’écrivain ténébreux à mœurs zoocides ?

Parce que l’écrivain l’entretient soigneusement, allant jusqu’à égratigner son blouson de cuir avec des trombones, se balafrer la face avec son rasoir Bic jetable et éplucher le « Guide du routard spécial Darfour » avant de se risquer dans une soirée mondaine.

Mais pourquoi ?

« Parce que pour draguer, ça aide », pourrait-on résumer. Toute activité artistique est fondée sur cet axiome. De Bono de U2 à Houellebecq de Fayard, tous les artistes l’avouent un jour ou l’autre : ils ont commencé à faire l’artiste pour draguer les Filles. Or, on n’a jamais vu une Fille frémir devant un cadre classe H (ou catégorie A) ouvrant OpenWord avec un chat sur les genoux. La Fille frémit devant un rebelle mal rasé fleurant bon la bière iakoutsk, le blouson en cuir éraflé, la poudre colombienne et le paradoxe sociétal. Dantec l’a bien compris.
Mais alors, pourquoi l’écrivain ne se lance-t-il pas dans une carrière plus en relation avec les fantasmes de la Fille ? Grand reporter ? Routard ? Mécano sur le transcaucasien ? Eleveur de vaches masaï ? N’importe quelle sinécure qui lui permettrait d’avoir réellement, au quotidien, la barbe apparente, le pied fumant et d’affolantes cicatrices sur son corps buriné ? Parce que ce style de vie décousu n’est pas compatible avec le fait d’écrire, cf. supra. Et que l’écrivain *doit* écrire.

Mais pourquoi ?

Je m’aperçois, hélas, que l’espace-mot qui m’est imparti touche à sa fin.

Pour la réponse à cette question, je renvoie donc le lecteur intéressé à l’œuvre de Marguerite Duras, qui a écrit sur le sujet quelques passages très pertinents.

Et à la question : Mais alors, les écrivaines se lancent-elles dans l’écriture pour draguer les Garçons ? je répondrais que je n’en sais rien : je suis mariée.

Quant à savoir ce que fout un lapin rouge dans un bocal, ça doit encore être un coup de ces fadas de Cambridge.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *