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Michel de Crayencour

Michel de Crayencour

[lisons avec nos yeux] Pater sinister

Certaines femmes sont démesurément attachées à leur père, et les plus lucides d’entre elles bêlent d’admiration devant des hommes indéfendables.
Dans « Souvenirs pieux » et « Archives du Nord », Marguerite Yourcenar fait de son père, Michel de Crayencour, un portrait farci de compliments. Mais ce qu’elle en raconte est une succession d’anecdotes si minables qu’on doute qu’un homme ait pu, en 80 ans d’existence, faire si peu et si mal.
Ce fils de famille commence par s’engager dans l’armée par goût de l’uniforme. Ensuite, il fuit à l’étranger en laissant ses parents régler ses dettes de jeu. Le voilà à Londres sans un sou et véritablement au bord du gouffre, c’est à dire du travail. Surgit un brave homme, véritable ange tombé du ciel, qui le nourrit, le console, l’héberge, l’emploie. N’écoutant que son bon coeur, Michel de C. se barre avec sa femme.
Quelques années plus tard, Michel de C. atteint trente ans. Dans son monde, à cet âge là, un homme est censé avoir suffisamment secoué sa gourme dans des vagins populaires et n’aspirer qu’à juter au profit d’ovaires conjugaux en échange d’un sac d’or. Michel de C. n’échappe pas à la norme. Avant de rentrer au bercail, il rend sa femme au brave homme. Celui-ci, petit homme laid qui aime probablement sa magnifique épouse au point de tolérer ses amants avec philosophie, s’obstine à demeurer calme et bienveillant. Exaspéré par ce caractère qui dépasse le sien de la tête et du genou, Michel de C. a une illumination : si le brave homme est tellement équanime, c’est par goût malsain des situations compliquées. Euréka.
Michel de C. retourne chez ses parents qui lui ont concocté un beau mariage. Rapidement devenu orphelin de père, il n’a de cesse de mépriser sa mère qui lui envoie son chèque chaque mois. On le voit escompter sans cesse qu’elle crève bientôt.
Pendant 50 ans, il ne fait pas autre chose que se ruiner au jeu. On ne peut pas dire qu’il en profite pour visiter l’Europe : il roule de casino en casino tout en gloussant au sujet des Allemands qui, hihi, ne s’habillent pas comme nous et des Italiens, hinhin, qui ont des chapeaux ridicules. Il s’acoquine avec un prince russe richissime et le laisse insulter son épouse. Bien sûr, sitôt le prince ruiné, Michel de C. réalise la grossièreté du personnage et le plante là. Parfois, au coin d’une page, sa fille nous le montre cassant la gueule d’un domestique parce que.
Le reste de son existence dégringole sur la même pente, marquée de temps en temps par une femme qu’il tue de grossesses, ou d’injures si elle refuse de coucher, de temps en temps par un enfant qu’il ne se soucie pas d’élever, avant de se plaindre de n’en être pas aimé.
Cette nullité meurt, avec calcul, au bout de son ultime million. Car s’il a pris soin de ne rien laisser à ses descendants, il a su économiser assez pour agoniser dans un quatre étoiles. Il laisse sa fille dans la misère après l’avoir accablée de grec, de latin, de promenades au Bois, de nounous stylées et de mépris pour les calculs financiers. Heureusement que la jeune Marguerite avait des tendances à l’ascétisme.
Mais peut être que Marguerite Yourcenar, trop bien élevée pour risquer un mot contre son père, n’a trouvé que ce moyen pour en dire tout le mal qu’elle pensait : le raconter avec exactitude sous un épais couvert de lauriers. A bien y réfléchir, c’est plus parlant qu’un bordée de gros mots.

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