Celle-là m`a été demandée par Dominique Gonzalez-Foerster, artiste de génie, pour le catalogue de son exposition à la Tate de Londres. Elle a été publiée en anglais.
Lune, 2058.
L’ombre était immense, auguste et éternelle. Debout à la proue de la Tate Moon Gallery, Dominique Gonzalez-Foerster regardait la terre se coucher sur la mer de la Tranquillité.
– Tout est-il à votre convenance, madame ?
Dominique Gonzalez-Foerster se tourna vers Theatin, le jeune commissaire de l’exposition.
– Je ne sais pas, mon petit, répondit-elle. Je n’ai pas encore commencé ma visite.
Le joli nez de Theatin se fripa :
– Vous vous rappelez que nous inaugurons dans dix heures, madame ?
– Ne soyez pas si angoissé, mon petit. Je suis certaine que, grâce à vous, tout est fin prêt.
Mais le nez de Theatin resta fripé.
On est trop sérieux quand on n’a pas quatre vingt dix ans, songea Dominique Gonzalez-Foerster. Avec un soupir, elle se détourna du clair de terre. Elle monta sur le petit surf posé par terre et l’activa du bout du pied. La planche se mit à glisser le long de la coursive spiralée de la galerie.
– Les visiteurs arriveront par ici, madame, dit Theatin en désignant une arche de brume haute de dix mètres qui se dressait devant eux.
Dominique Gonzalez-Foerster s’enfonça dans le brouillard. Elle ferma les yeux et inspira : l’air était devenu moite, la pression et la température s’étaient brusquement élevées ; ça sentait la jungle et les fièvres. On entendait des froissements de branche. Dominique Gonzalez-Foerster laissa sa peau se souvenir de Bornéo. En regardant par dessus son épaule, elle vit que Theatin, les paupières closes, savourait lui aussi ce bain de chaleur.
– J’aurais dû faire toute l’exposition comme ça, marmonna-t-elle. Simplement avec des changements de pression, des épaisseurs d’air, des bruissements et des odeurs. A quoi ça sert, le regard ? J’aurais dû tout faire comme ça.
Les surfs continuaient à glisser vers l’avant ; ils émergèrent bientôt du brouillard.
– C’est un passage très réussi, se félicita Theatin.
– Mais il manque de lux, décréta Dominique Gonzalez-Foerster en pilant.
– Vraiment, madame ? demanda Theatin en manquant lui rentrer dedans.
– Oui, mon petit. Il faut une lumière un peu glauque pour alléger cette purée de pois. Presque rien. Disons, une infusion de thé vert.
– Oui, madame.
Theatin murmura quelques mots à son oreillette ; Dominique Gonzalez-Foerster remit son surf en marche. La spirale immense de la galerie béait sur sa gauche. L’Espace tout court régnait à sa droite, derrière les vitres épaisses.
Dire qu’il y a cinquante ans, j’avais trouvé le Turbine Hall gigantesque, songea Dominique Gonzalez-Foerster avec un sourire de guingois. Du haut de son presque siècle, elle avait quand même un peu de mal à dominer l’énormité de Tate Moon, et son propre trac.
– Savez-vous, Theatin, qu’au début du siècle à Paris, j’ai scénarisé un paysage interplanétaire ? Savez-vous qu’à l’époque, c’était de la pure fiction ?
– Oui, madame.
– Je vous l’ai déjà dit, n’est-ce pas, mon petit ?
– Oui, madame.
– Je vous l’ai dit trois fois. Vous ne devez pas supporter que je radote, mon petit. C’est indigne de vous et de moi.
– Oui, madame.
– Theatin, si vous continuez à m’appeler « madame », je continue à vous appeler « mon petit ». Souhaitez-vous vraiment en arriver là ?
– Non, mad – non, bien sûr.
– Au début du siècle, continua Dominique Gonzalez-Foerster, il y avait encore des musées en dur. Et même, des boutiques en dur – je me suis occupé de celles de Balenciaga, au Japon. Je faisais des films et des photos, il y avait de la pellicule, pouvez-vous imaginer ça ? De la pellicule photographique, de la pellicule cinématographique, de la pellicule qu’on pouvait enrouler autour de l’index. Elle hocha la tête : C’était vraiment une époque arriérée. Je suis heureuse d’être ici et maintenant. Loin de la terre, loin du sol, loin de toutes ces vieilleries.
– Mais alors, fit Théatin, pourquoi ne pas aller encore plus loin ? Pourquoi refuser Tate Mars ?
– Parce que le blanc de la lune, le bleu de la terre, l’obscurité du ciel et la limpidité du vide. Je crois que j’ai toujours couru après ces contrastes là. Quelque chose qui rappelle l’éclairage étroit d’un spot au sein des ténèbres d’un plateau. Alors que Mars – quelle architecture pour Mars ? C’est une question que je me posais il y a de ça un demi siècle, Theatin ; je ne me la pose plus. A cause des tempêtes de poussière martiennes. Je pratique l’art du point de fuite et sur Mars, on ne voit pas ses pieds.
Il faut avouer, pensa-t-elle, qu’avant d’opter pour Tate Moon, je ne savais pas que les sables de la lune sont si tristement gris et le ciel, si terriblement noir. Et les étoiles, vues de la lune, si fixes et si dures. Sur terre, elles scintillent mais ici, elles brillent comme de l’os.
Elle jeta un œil à Theatin, qui donnait des ordres à son oreillette:
Avouer ? Mais à qui ? Qu’est-ce que ce Sélénite pourrait comprendre à la vibration de la voie lactée derrière l’atmosphère terrestre ? Et aux nuances de la nuit ?
Le surf s’inclina, entamant la longue courbe du dôme panoramique. Dominique Gonzalez-Foerster donna un coup de frein et bascula sa tête en arrière : des points de lumière, incrustés dans l’énorme coupole transparente, dessinaient son nom en étoiles parmi les constellations. Dominique Gonzalez-Foerster éclata de rire :
– Est-ce assez prétentieux ? Assez mégalomane ? J’entends d’ici les critiques, Théatin !
Sur le fond noir, son patronyme brillait comme une chaîne de supernovae.
Mon nom. Ecrit avec des astres parmi les astres. Dans ce monde d’où les mots écrits disparaissent inexorablement. J’aurai au moins lutté contre ça ; aussi longtemps que j’aurai pu, j’aurai lutté.
Elle tendit ses doigts devant ses yeux :
– Baissez un peu l’intensité, Theatin. Je ne veux pas que mes visiteurs sortent d’ici aveugles.
La constellation « Dominique Gonzalez-Foerster » se fondit un peu dans l’arrière-plan stellaire. Un long voile vert la traversa en dansant.
– Ah, fit Dominique Gonzalez-Foerster avec un sourire ravi, voici mes aurores boréales !
Elle et Theatin restèrent longtemps, le cou cassé, à admirer les plis capricieux que faisaient les ions.
– Bravo Theatin, finit par dire Dominique Gonzalez-Foerster. C’est magnifique. Quoi de mieux que les mèches folles de la chevelure solaire pour animer l’espace ? Mettez un peu plus de rose, c’est tout.
Dominique Gonzalez-Foerster se massa le cou et relança son surf, qui quitta la salle panoramique pour une succession de couvertures nuageuses. Elle sursauta quand la première pluie commença à lui mouiller le visage : crachin glacé au parfum de bruyère, puis larges gouttes chaudes de mousson, et enfin les petites piques acides d’une averse urbaine qui réveilla d’étranges odeurs – goudron tiède, platane et crotte de chien. Dominique Gonzalez-Foerster sourit tandis que Theatin grimaçait.
– Je maintiens que c’est une odeur bizarre, madame Foerster.
– Il s’agit d’une odeur naturelle, Theatin. Et elle rappellera plein de bons souvenirs aux vieux comme moi. N’est-il pas étonnant que les souvenirs d’enfance soient – aient été si longtemps liés à la nature ? Les gens de ma génération se souviennent plus volontiers de la lumière passant à travers les feuilles des arbres de leur première cour de récréation, que de celle du néon de la boutique de leur premier hamburger. Est-ce aussi votre cas, Theatin ?
– Non, répondit-il. Je n’ai jamais vu de néon.
Le surf, couvert de gouttes d’eau, suivait toujours la longue spirale descendante. Il slalomait doucement entre des silhouettes noires, semblables à des spectateurs immobiles sous la pluie. Floutées, elles semblaient lointaines même de près.
Le surf fit une brève halte sur un balcon de verre. Le sable gris de la lune roulait très loin en contrebas. A la rampe extérieure du balcon pendaient des serviettes éponges roses et vertes. Au dessus de tant de poussière stérile, la fraîcheur des teintes brillait comme une cascade.
– Theatin, savez-vous quel mal j’ai eu pour trouver un matériau d’allure aussi moelleuse capable de résister au zéro absolu ?
– Je m’en doute, fit Theatin sur un ton qui suggérait qu’il était parfaitement au courant des problèmes matériels posés par le climat lunaire. Deuxième question idiote, se dit Dominique Gonzalez-Foerster en relançant son surf.
– L’odeur de sel est bien dosée mais le bruit des vagues n’est pas assez fort, fit-elle.
– Pieti Tsiet jure que les conditions acoustiques de cette zone ne permettent pas d’augmenter le volume sonore, soupira Theatin.
– Alors, si Pieti Tsiet le dit, faisons ce que dit Pieti Tsiet, conclut Dominique Gonzalez-Foerster. C’est lui le technicien.
– Vous vous y connaissez sûrement autant que lui, grogna Theatin.
– Je ne suis pas l’artiste d’un seul média mais de tous, Theatin. Et si, en l’an 2000, j’avais l’impression de disposer d’une boite à outils grande comme la planète, aujourd’hui, elle est grande comme le système solaire ! Ce qui, concrètement, implique de faire confiance à pas mal de spécialistes.
– Voici le passage dense, Dominique. Fermez la bouche.
Les surfs plongèrent dans une tubulure opaque. Quelques minutes plus tard, Dominique Gonzalez-Foerster et Theatin émergèrent à l’autre bout, pâles et défaits.
– Ca ne va pas, souffla-t-elle. Ca ne va toujours pas. Je voulais – je voulais associer des antithèses, une pesanteur gluante et la chaleur sèche du désert, mais on a juste l’impression de crever dans une coulée de lave. Ca ne va pas.
Elle arrêta son surf :
– Je ne suis pas une sensationnaliste, Theatin ! Je suis là pour révéler – lier une sensation à un son, une pensée à une texture ou à une impression de vitesse. Je veux des variations de gravité sur un quai de gare parmi les chants d’oiseau, pas une expérience aussi – linéaire que celle-là. Je veux susciter des questions, pas tuer mes visiteurs ! Ce n’est pas un parc d’attractions, ici.
Elle avait l’air furieux :
– Annulez cette ânerie.
– Que faut-il mettre à la place ?
– Des images, des couleurs…
Dominique Gonzalez-Foerster secoua la tête. Cette dernière phrase était le titre d’une vieille chanson. J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans… Et celle-là était d’un poète classique. Je suis si vieille qu’à chaque phrase que je formule, je me souviens du nom de celui qui l’a prononcée avant moi. Les morts parlent à ma place.
« Mettez la séquence historique, Theatin. Elle sera aussi bien là. »
Dominique Gonzalez-Foerster relança son surf.
– Nous arrivons dans le hall du pont inférieur, la prévint Theatin.
La galerie eut un coude et l’horizon s’ouvrit sur un envol de livres.
Battant de toutes leurs pages et zigzagant follement, des milliers de livres en papier peuplaient le volume gigantesque du hall. Dominique Gonzalez-Foerster se mit à rire, le visage constellé par les ombres d’un feuillage invisible. L’air était saturé de pollens et de spores. La coque transparente qui recouvrait le hall était d’un seul tenant et donnait directement sur le vide ; mais l’air y était ensoleillé et agreste, chargé de bruissements d’ailes.
– C’est parfait, cette fois ! s’exclama-t-elle. C’est parfait.
Elle descendit de son surf et alla s’asseoir au pied d’une tour de dictionnaires qui fredonnait des formules chimiques. Theatin vint s’accroupir près d’elle.
– Moi qui ai toujours été tellement urbaine, comment ai-je pu sombrer à ce point dans le pastoral ? sourit-elle. J’imagine que la terre me manque, tout simplement.
– Vous pouvez y retourner quand bon vous semble, fit Theatin.
– Oui, mais le voyage me pèse. J’avais déjà peur en avion parabolique, alors ce fichu ascenseur spatial, vous pensez…
Elle eut un petit geste de la main. Un livre, en passant, effleura le sommet de sa tête du plat de sa couverture en cuir.
– J’ai commencé par arracher une impression de grand espace à de petits espaces, dit-elle rêveusement. J’ai continué en ordonnant de grands espaces. Et me voilà en train d’essayer de limiter de trop grands espaces. La boucle est bouclée, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous, Theatin ?
Sans attendre la réponse, elle se mit à mesurer, du bout de ses bras tendus, les lignes que formaient les architectures de bouquins qui peuplaient le hall.
– Verticale, horizontale, angle, niveau haut et bas, travelling et contre-plongée – vous avez dû souffrir, techniquement, pour tout faire tenir sous cette faible pesanteur.
Theatin acquiesça d’un signe de tête.
– Ce qu’il faut, continua Dominique Gonzalez-Foerster, c’est apprivoiser l’infini sans le brider. D’ici, ces livres en mouvement donnent une mesure du vide extérieur sans nuire à la profondeur de la vision.
– L’écrit contre le vide, murmura Theatin.
– L’écrit sur le vide, Theatin. J’écris des mots sur le noir informe de l’Espace. C’est démontré : l’Espace est bien le plus grand espace scénarisable du monde ! Il est possible de l’orchestrer. Au lieu de lutter contre lui. Ce serait peine perdue.
– C’est toute la mission de l’artiste, lâcha Theatin sur un ton solennel.
– Quelle grandeur, Theatin ! fit Dominique Gonzalez-Foerster. J’ai plutôt l’impression d’interposer des écrans entre moi et l’infini, pour conjurer la trouille qu’il me fiche. Je me vois mal déclarant : Je suis celle qui donne sens, je suis celle qui protège !
Elle réfléchit un instant :
– Mais il est vrai qu’à une époque, le problème était surtout d’ordonner le trop-plein. La pléthore de sons, de couleurs, de formes – la pléthore d’information. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de remplir du trop-vide. Il n’empêche que cette joie, cette joie de l’espace – depuis 1969, presqu’un siècle, cette joie que j’éprouve…
Elle se tut. Theatin la regarda par en dessous, parut hésiter, puis :
– Cette joie peut durer encore longtemps. Il vous suffit d’accepter le don de la Nasa.
Dominique Gonzalez-Foerster soupira :
– Arrêtez avec ça, Theatin. Je ne veux pas de ce cadeau. Ca fait vingt fois que je le dis à tous ceux de la Tate, de la Nasa et aux autres : je ne veux ni clone, ni greffe, ni traitement gérontobloquant, ni rien de tout ça. Il est hors de question que je me prolonge.
– Mais, et votre travail ? demanda Theatin d’un air malheureux.
– Après moi viendront d’autres horribles travailleurs. Ils commenceront par les horizons où je me serai affaissée.
Du Rimbaud, maintenant, se dit-elle. Ca ne s’arrange pas.
– Mais vous n’avez donc pas peur de mourir ? chuchota Theatin.
Dominique Gonzalez-Foerster haussa les épaules :
– Mes os iront voguer dans la voie lactée, j’arpenterai le ciel pour l’éternité, je deviendrai un – une skywalker !
Et me voilà en train de citer Starwars, ricana-t-elle intérieurement. Ca s’aggrave.
– Non, reprit-elle, ça ne me fait pas peur. Mourir, c’est pourrir sous terre. Mourir dans l’espace, ce n’est pas vraiment mourir. C’est, quoi ? Juste un arrêt des expériences. Et je dois dire que les dernières minutes m’inspirent une certaine curiosité. Ca doit être un moment intéressant.
– Et votre œuvre ? fit Theatin avec une cruauté inattendue. Etes-vous certaine qu’elle sera conservée correctement, une fois que vous ne serez plus là ?
Petit salopard, songea Dominique Gonzalez-Foerster. Elle repensa à cette station de métro parisienne qu’elle avait refaite à l’image d’un studio de cinéma, dont elle était si fière et qu’elle avait vu se déliter, d’année en année, inexorablement. C’était un très mauvais souvenir.
– Je vous confie cette tâche, Theatin, lâcha-t-elle finalement. Theatin eut l’air franchement soufflé :
– A moi ? C’est trop, vraiment !
A cruauté, cruauté et demi, se dit Dominique Gonzalez-Foerster en laissant le pauvre Theatin se débrouiller avec l’honneur qui venait de lui échoir.
– Je ne sais pas si je serai à la hauteur, n’est-ce pas ?
– Mais si, voyons, ronronna Dominique Gonzalez-Foerster en jouant avec la lumière blonde et ocellée qui remplissait ses mains. Qu’est-ce que j’y peux ? L’altération d’une œuvre est exactement aussi inexorable que le vide entre les étoiles. Au bout du compte, au bout de tout cela, il ne restera que l’Espace – l’espace immuable, inaltérable et terriblement noir.
– Je veux dire – Theatin n’en finissait plus de bredouiller – pour vos installations terrestres, je ne pourrai pas – je supporte mal la pesanteur – enfin voyons, madame Foerster : je suis un Sélénite !
– Personne n’est parfait, dit Dominique Gonzalez-Foerster.
Tandis qu’ils parlaient, minuscules silhouettes assises au coeur d’une bulle ensoleillée, la Tate Moon continuait à croiser au large des marais du Sommeil, traçant son sillage au gré des vents solaires.