MMOOZ

fiftyPour fêter le bout de l’an, je mets ici en ligne le brouillon de ma dernière critique sur Twilight et Fifty shades parue dans le Diplo, simplement parce que la version publiée a été sévèrement abrégée. Joyeuses à tous-tes !

 

Vanille fouettée

En 2003, une jeune Américaine nommée Stephenie Meyer fait un rêve. De ce rêve naît un livre : Twilight. L’intrigue est limpide : une jeune fille, Bella, rencontre un garçon, Edward. Elle tombe amoureuse, c’est réciproque et surprise ! Le jeune homme est un vampire. Le succès de Twilight découle tout naturellement de ce côté bigger than life : une adolescente ni blonde ni sportive séduit un garçon « d’une splendeur inhumaine et dévastatrice », pas moins. Comble de perfection pour un lectorat pubère, le bel Edward ne couche pas mais raffole de caresses.
Au lectorat passé de fleur, Twilight évoque des images plus troubles. Le bel Edward ne quitte jamais sa maîtresse (« Tu es très intéressante quand tu dors »), l’empêche de conduire, la contraint à manger, lui interdit de parler à un autre que lui et de le toucher, lui (« Tu es si douce, si fragile. Je pourrais te tuer si facilement. »). Il a peut être quelque chose à faire au panthéon des grands amoureux, à côté de Roméo ; mais il est aussi à sa place près du sir Stephen d’Histoire d’O. Quant à Bella, elle est simplement niaise : elle fait les courses parce qu’elle s’ennuie et la vaisselle parce que ça lui occupe les mains. Le reste du temps, elle rougit, titube et s’évanouit parce qu’elle ne mange rien. (« Je ne prendrai qu’une limonade, aujourd’hui. ») Dépourvue d’estomac et du reste, cette jeune fille est encore plus cadavérique que son amant.
Nonobstant ce défaut et quelques autres, le fantasme de Meyer prend son envol. Il essaime dans des millions de cerveaux et finalement, prend chair à Hollywood. La machine à rêves livre à la foule les corps fluets de deux jeunes acteurs. Désormais, Edward a le toupet laqué de Robert Pattinson et Bella, la bouche entr’ouverte de Kristen Stewart. « Pour l’éternité… »
Ce couple fantasmatique roule à son tour de cerveau en cerveau jusqu’à ce qu’il féconde celui d’E. L. James, une quinquagénaire londonienne auteure de fanfic. Qu’est-ce qu’une fanfic ? C’est une MMOOZ (Massively Multiplayer Online Orgy Zine). C’est à dire, une gigantesque partouze en ligne et en .txt. Un viol d’imaginaire collectif et littéraire. Vous, moi, tout le monde peut s’emparer de la créature d’un autre (Tintin, Tourvel, Les Schtroumpf, Heathcliff), la torturer (angst), la tuer (deathfic), faire gagner Gargamel (darkfic) et surtout, coucher avec (lemon, smut, PWP*). Et s’en vanter sur internet.
De nombreux fans de Harry Potter se sont amusés à décrire des relations amoureuses entre Harry et Hermione, Harry et Ron, Harry et Drago et même, à la grande horreur de J.K. Rowling (« Oh no, not Snape ! »), Harry et Snape. La smutfic d’E.L. James, elle, met en scène la dimension érotique de Twilight que ni les livres ni les films n’ont osé aborder. D’abord publié en ligne, le texte est édité par les éditions Vintage Books en 2012, sous le nom de Fifty shades of Grey et suivants.
La ressemblance entre Twilight et Fifty shades ne fait aucun mystère. On retrouve bien, dans Fifty shades, « les cheveux cuivrés en bataille » de Pattinson et la bouche mordillée de Stewart. Elle (Ana) est maladroite dans sa voiture pourrie, lui (Christian) est riche et joue du piano la nuit. Le pathos vampirique est simplement remplacé par une enfance malheureuse censée expliquer les pulsions sadiques du beau héros. Voilà pour les similitudes. Par contre, Ana ne s’intéresse pas une seconde aux travaux ménagers et assume très bien son trouble alimentaire (« pas question de me laisser dicter ce que je mange. ») S’il lui arrive de tituber, c’est qu’elle boit comme un trou et surtout, elle a un sexe.
Le terme arc, dans un scénario, désigne la croissance cohérente d’un trait de caractère chez un personnage. Dans Fifty shades, le sexe d’Ana suit un arc d’une pureté parabolique : au début, le beau Christian lui fait de l’effet « jusque là ». A la fin, elle caresse elle-même son clitoris en regardant son amant enfiler une capote.
Car dans Fifty shades, on le sait, le sexe abonde : le premier volume compte quinze passages pornographiques dont certains font plus de dix pages. Le reste du livre ne parle que cravaches, menottes et dessous chics. Mais il ne s’agit guère de BDSM, malgré les accessoires. Il s’agit plutôt de son opposé, le sexe vanille, celui où l’un s’arrête sitôt que l’autre dit « Aïe ». Fifty shades réussit la fusion des contraires : le BDSM-vanille. Ce concept novateur a fait fureur en librairie sous le nom de mummy porn.
Le mummy porn, comme tout concept, apporte son éclairage à notre modernité sitôt qu’on le place au sein d’une catégorie (appelons-la le « pornographiquement correct »). On peut alors l’opposer à une littérature de même plumage mais dédiée aux hommes : appelons-la daddy porn, et désignons comme archétype la série S.A.S. de Gérard de Villiers. Par quel glissement lexical passe-t-on de S.A.S. à Fifty shades ? Il suffit d’ôter toute intrigue politique (« les triades ont caché un micro dans le vagin de votre maîtresse, monsieur Linge ») et d’ajouter, à la truelle, des déclarations d’amour (« Tu m’as complètement ensorcelé, bébé. »)
Le glissement de Twilight à Fifty shades, lui, est affaire de maturation, on l’aura compris. De l’une à l’autre saga, les années passent à la fois sur l’héroïne et son lectorat. Le même mélange de sperme et de sucre coule dans leurs pages, mais la glycémie diminue avec les ans sans affecter du tout la fonction, qui est d’être lue de la main gauche.
Bien sûr, il est délicat d’affirmer que, en passant de Twilight à Fifty shades, la littérature aussi en sorte grandie mais l’héroïne, elle, a pris conscience à la fois de son corps et de son besoin d’autonomie, et on ne peut que l’en féliciter. Il ne lui reste plus qu’à se découvrir une conscience sociale.

* PWP pour Porn Without Plot, « Porno sans intrigue », aussi traduit par « Plot Which Plot » (« Une intrigue ? Quelle intrigue ? »).

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