L’éternel été

En feuilleton dans le Nouvel Obs’ de l’été 2019, une histoire d’IA mielleuse et de terrible soleil. Un développement de Bobbidi-Boo.

 

 

 

 

 

La première page

Blanket était chasseur de goûts, un métier au croisement du nez du parfumeur et de la langue du cuisinier. Perché sur son hoverboard, il arpentait depuis quelques années les gargotes les moins connues et les marchés les moins mondialisés du globe, à la recherche de saveurs étranges, d’épices bizarres et de textures inédites. A trente-deux ans, il avait déjà l’estomac délabré, un passeport chargé de visas et l’esprit ouvert aux quatre vents. Walid, son ancien co-turne d’université, avait préféré, lui, s’orienter vers la sociologie. Smiley, son autre co-turne, après quelques années de droit, s’était installé à Bordeaux où il tenait un vlog mode-homme à succès.

Depuis sa chambre du quai Jules-Philippe, Blanket avait une vue magnifique sur le lac d’Annecy, mais il ne s’y attardait jamais. Car le lac ne s’asséchait pas, comme on l’avait craint un temps. Il ne débordait pas non plus pour noyer Annecy — en tout cas, pas encore. Simplement, il tournait au vert. La faute en était à l’oxygénation, ou plutôt à un défaut d’oxygénation causé par la perturbation de ses courants profonds, Blanket n’avait jamais bien compris. Il s’était pourtant renseigné auprès de la très active association « Likons le lac », qui cherchait des solutions au problème et ne les trouvait pas, malgré un budget conséquent. En attendant, le lac verdissait et s’était mis à sentir la vase. Le crépuscule exaltant la puanteur fade, Blanket s’extirpa de son canapé pour aller tirer les doubles-rideaux. Il les ajusta avec soin, augmenta le souffle de la climatisation, se moucha et se remit à surfer. Il cherchait sur le net les pièces rarissimes nécessaires à la réparation de James, le vieux majorbot de son père. Le jetlag pesait sur sa nuque, la fatigue ensablait ses yeux, il mélangeait les servomoteurs et les microcontrôleurs. Il en était à pester en savoyard quand il entendit le ping de sa messagerie.

Tirelidondaine, salut Blanket !

C’était Walid. Blanket poussa un soupir et tapa :

– Salut Walid. Tu peux arrêter avec tes Tirelidondaine ? Ça m’énerve.

– Et moi, Blanket, ça me fend le coeur que tu me parles si durement. Mais je préfère ça plutôt que de causer avec une fichue I.A. trop polie.

Blanket était au courant que, pour un être humain discutant sur le net, la seule façon de se démarquer des Intelligences Artificielles, c’était « de faire preuve d’imprédictabilité poil au pied dans ses messages poil à l’oesophage », comme l’assurait le Journal Officiel. En conséquence, toutes les conversations entre humains débutaient par les termes les plus fantaisistes, et c’était parfois drôle. Mais Blanket n’avait pas dormi depuis vingt heures, et son sens de l’humour était allé se coucher sans lui.