L’arrière-arrière-petit-neveu du chevalier Méthode [texte intégral]

L'arrière-arrière-petit-neveu du chevalier Méthode

Nouvelle inédite

Spin-off de Blanche-Neige et les lance-missiles.

Il était une fois, à Bratlouan, vingt lieues à l’ouest de la belle ville de Ginette, un vieil enseigogneur.

Il habitait le bourg de Mérailles, dans le quartier sud, près de la porte du Nautais, une vieille maison bancale avec une tourelle, couverte d’un feuillage qui portait des fruits rouges en été.

A la belle saison, on le voyait prendre ses repas devant sa porte, sur une table à tréteaux, en compagnie de sa vieille épouse. Il jetait du pain aux oiseaux, des bonbons aux enfants, des bonjours aux voisins et des coups de pied au cul des galapiats, enfin c’était un homme aimable, surtout pour un enseigogneur. Les enseigogneurs ont, comme chacun sait, tendance à la grognonnerie.

On n’en savait pas plus à son sujet à Mérailles, sinon qu’il dormait au premier étage, sous un édredon bleu qu’il aérait de temps en temps au bord de sa fenêtre, et que dans le pignon de la tourelle, au troisième, il enseigognait.

On lui connut trois apprentis, qui filaient le long des rues avec des mines de conspirateur en serrant contre leur poitrine du matériel d’enseigognement ou des enseigognures racolées aux quatre coins de Bratlouan. L’un d’eux se fit proprement assassiner alors qu’il ramenait du port du Quéret trois sachets de poudre d’or. L’autre disparut après une engueulade épique qui manqua lézarder la tourelle des tuiles jusqu’au plancher. Le troisième quitta Mérailles avec un beau diplôme et on ne le revit plus. Il est installé, parait-il, à Ginette où il pratique la reliure – on sait que l’enseigognage se perd.

Il se trouvait bien, à Mérailles, deux ou trois tristes langues pour ruminer les vieilles accusations d’hérétisme à propos de l’enseigogneur. Certains se signaient en passant au pied de la tourelle d’où sortaient des odeurs de chaud et des reflets de forge. Mais en général, les villageois étaient fiers de leur artiste, réputé comme le meilleur du comté.

Et puis sa pratique était d’assez beau linge, et le bourg en profitait. On vit passer madame Rasseterre avec une pleine caisse des romans de madame Lestz, madame Lestz avec une pleine serviette de lettres d’amour de monsieur Rasseterre, monsieur Rasseterre avec une grosse enveloppe de pronostics hippiques, Le Daon avec les édits de son prédécesseur (quinze sacs) et toutes sortes de petites dames et de petits messieurs tenant qui un vieux pamphlet, qui une recette contre les taches de rousseur, voire une ordonnance, un billet doux ou un journal intime. Tous voulaient avoir leur enseigognage et la promenade se prolongeant chez les marchands de glace, de thé ou de mode alentour, les bourgeois de Mérailles aimaient bien leur vieil enseigogneur.

Parfois, le vieil enseigogneur fermait soigneusement son huis au dessus duquel était gravé Sed non sapiens, la devise de l’enseigognage. Puis il partait avec sa femme, dans un char à boeufs, pour des réunions d’enseigogneurs dont les titres, au bas de « La Gazette Bratlouine », faisaient bien rigoler les méraillois :

« Droit Civil et Droit Canon dans l’enseigognure » suivi de « Le lumbago de l’enseigogneur », « Ours, âne, vache : quel carat pour quel enseigognement ? », « Les joyaux dans l’enseigognage : progrès ou hérésie ? », « Les dangers du vélin et des textes cabbalistiques », « Comment rattraper un trou de veau? Comment soigner l’arthrite ? », « Le mythe des vérités plurielles et le problème des conjonctivites », voire « Enseigognure et syncrétisme : le grand vertige » – on sait que les enseigogneurs sont de vieux machins qui se haussent du col.

Puis l’enseigogneur revenait, rouvrait sa porte, et l’édredon retrouvait sa place sur l’appui-fenêtre. Parfois un villageois s’invitait à boire un verre dans la cuisine au rez de chaussée, et restait cinq minutes à admirer l’enseigognage exposé à côté de la huche à pain. C’est vrai qu’il était beau, éblouissant et patiné, la peausserie moelleuse, dodu à souhait et plus lourd qu’une marmite.

« Ah mon gars, disait le vieil homme avec modestie, un bel enseigognage, c’est d’abord une belle enseigognure ! »

Ensuite il radotait au sujet d’une vieille rapière pendue au dessus de la cheminée, dont il racontait qu’elle s’appelait Telecopi et qu’elle avait appartenu à un de ses ancêtres, « le meilleur pêcheur de carpes et brochets du siècle passé. ».

Le seul qui avait parfois accès à la tourelle était Jean le Bancal, porteur de bois de chauffe, et quand on le lançait sur le sujet, il ouvrait de grands yeux et décrivait, toujours dans les mêmes termes et en bavant beaucoup, une antre tapissée de livres et encombrée de rouleaux de papier, avec une petite forge ronflante où bouillait un pot d’or, et cent flacons de poudres étranges, cent sachets de pierreries pendus au plafond, cent instruments crochus ! Une bassine de cire d’abeille, un polissoir d’agate, une énorme presse en fonte et une pile de coffrets en verre où reposaient les plus beaux enseigognages du monde !

Hélas, l’histoire tourna mal.

 

Un beau jour de printemps, le vieil enseigogneur reçut la visite d’un drôle d’oiseau : un grand gars aux longues moustaches pointues, accompagné par une bande de reîtres armés jusqu’aux dents et si couverts de médailles qu’ils faisaient en marchant un bruit de compte en banque ! Tout ça s’engouffra dans la vieille maison aux fruits rouges et repartit en tintinnabulant, sans même acheter un verre d’eau sucré.

Pendant les semaines suivantes, la petite fenêtre en pignon cracha force flammes et reflets d’or. Les langues allaient bon train et pour une fois, tout Mérailles était d’accord qu’il ne faisait pas bon enseigogner pour des oiseaux pareils. On sut, par la gazette, que ces galapiats décorés n’étaient autre que le Miawou Aende et sa garde rapprochée – ce Prince du Grand Est (encore plus loin qu’Apprentissage !), à peine chrétique, était tout droit débarqué de ses landes païennes suite à quelque brouillerie avec le Roi des Corantiens son voisin, enfin que de l’embarras.

La troupe repassa un soir, toujours hautaine et sans soif, remporta on ne sait quel enseigognage pesant et disparut pour ne plus revenir. Il parut que le vieil enseigogneur lui-même fut soulagé d’en être débarrassé.

« C’est bien la première fois qu’on me donne des chiures de mouches à enseigogner ! » tempêta-t-il. Il ne dit pas un mot de plus mais il s’acheta un nouvel édredon, rouge vif. Et on le vit prendre le frais et le chaud sur le pas de sa porte plus souvent qu’avant.

Les drames, ça ne prévient pas. Tout au plus avait-on suivi, en dernière page de la gazette, le long combat du Miawou Aende contre le Roi des Corantiens, sa défaite cruelle et son supplice, plus long et plus cruel encore. Quand on apprit que le Roi des Corantiens envoyait une ambassade chez nous, certains plaisantèrent le vieil enseigogneur : peut être aurait-il cette fois quelqu’étron de papillon à enseigogner ? Il le prit très mal et on n’en parla plus.

C’est arrivé un matin, très tôt. Une armée de diables a pris d’assaut la vieille maison de l’enseigogneur. C’est simple : ils n’ont pas laissé une pierre debout ! Quant à l’enseigogneur et son épouse, ils ne leur ont pas laissé un os entier ni une goutte de sang dans les veines. Nul ne bougea dans Mérailles tout le temps que le massacre dura, car vraiment les assassins ressemblaient à des démons tombés d’un chaudron d’enfer ! Ce n’est que le lendemain qu’on envoya chercher la maréchaussée, laquelle vint en tremblant.

Il n’a pas été facile de comprendre le fin mot de l’histoire. Pour sûr que les assassins étaient des hommes du Roi des Corantiens : on avait vu des gravures dans la gazette. Pour sûr que ça avait à voir avec l’enseigognage du Miawou Aende, puisqu’au dessus de la mêlée, un grand sbire le tenait levé au dessus de sa tête, et il était si énorme et si éblouissant que ça ne pouvait pas être autre chose ! Mais ce qu’on a réussi à savoir, c’est que le Roi (le notre) a laissé faire le Roi (des Corantiens). Parce que, ce que le vieil enseigogneur avait pris pour des chiures de mouches, c’était le Grand Texte Sacré de ces sauvages corantiens ! Et quand ils ont trouvé cet enseigognage dans les bagages du Miawou, ils ont vu multicolore et ont crié au blasphème dans leur langue – en chiures de mouches. Et que vaut un vieil enseigogneur quand un Roi embarrassé veut signer des traités commerciaux avec un Roi multicolore ? Rien du tout.

La moitié des bourgeois de Mérailles a suivi l’enterrement (deux boites remplies au petit bonheur de restes mal identifiés), l’autre étant occupée à chercher les reliquats d’or dans les ruines. On a reconstruit une maison avec les pierres de la première. Un marchand de chapeau s’est installé là. Dans la gazette, dernièrement, on a lu que l’université d’enseigognage venait d’ouvrir une chaire de langues orientales.

Mieux vaut tard que jamais. Mais maintenant, il n’y a plus d’enseigogneur à Bratlouan.

 

Définitions extraites de « L’Encyclopedia Technica Universalis », chez Jolan, éditeur-relieur à Ginette.

* Enseigogner : (TECH) effectuer sur un enseigognement une enseigognure afin d’obtenir un enseigognage.

* Enseigognement : (TECH) acte de recouvrir de feuilles d’or (N.B. : les opérations ultérieures, gravure à froid, sertissage de pierreries, sont encore sujettes à controverses entre les différentes écoles d’enseigognement).

* Enseigognure : (TECH) support quelconque d’un écrit quelconque, pourvu que le texte soit 1) globalement dépourvu d’intérèt 2) globalement dénué de sens (Cf Règle des trois A : Abstrus/Abscons/Abruti).

* Enseigognage : (TECH) résultat de l’enseigognement sur enseigognure (Cf ces termes). Par extension, artefact décoratif considéré comme socialement valorisant.

* Enseigogner : (LITT) dorer des conneries à la feuille.

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