La mort des joujoux [texte intégral]

Reims

Reims Destination Noël 2006

Celle-là s’inscrit dans l’univers de Blanche-Neige et les lance-missiles

Il était une fois, loin de nous, très loin de nous, infiniment loin de nous dans l’espace, le temps et la virtualité… Quelque part dans le Grand Nord. Plus précisément, au sud d’un pays nordique que nous connaîtrons sous le nom de Groenland. Il était une fois, une petite maison…

Un chalet, très exactement. Un ravissant chalet en bois blond, avec un toit blanc de neige, une cheminée qui fumait et des volets vernis, percés d’un cœur. Il était posé au creux d’un vallon planté de sapins verts. A l’heure qui nous intéresse, ce vallon charmant était hanté par les volutes immaculés d’une tempête. Dehors, stoïque sous la rafale, se tenait un attelage de rennes terriblement pittoresque, terriblement adorable. Chaque renne portait fièrement un collier de grelots qui faisaient « Gling, gling ! » dans la bourrasque, de grands bois velus, un harnachement de cuir festonné et une petite queue bicolore, en trompette. A l’intérieur du chalet, il y avait des meubles en sapin ciré, une cheminée qui ronflait et pétillait, une literie en coton blanc à pois rouges, fourrée de plumes d’eider, et une forte odeur de pied. Au fond du chalet se tenait un homme. Il était épaissement poilu, certes, mais en poussant les poils, on aurait vu qu’il était beau. Très beau. Il avait la mâchoire carrée, le nez aquilin, des yeux de glace, un sourire fondant, une petite fossette là, et toutes ces sortes de choses. En soulevant sa houppelande rouge, on aurait vu un torse assez peu bronzé, certes, mais svelte et musculeux. Penché sur son établi, l’homme chantonnait, d’une belle voix grave de baryton, tout en poussant sa gouge sur une planche de bois. Il était en train de fabriquer un traîneau miniature pour le fils aîné de sa voisine. Il aimait ça, fabriquer des jouets. Il adorait les enfants. Et pourtant, il était désespérément célibataire. Il y a des injustices, comme ça.

Il faut dire que la seule jolie fille du coin, sa voisine, avait huit enfants, un mari jaloux, et habitait à soixante lieues de là. Ca n’aidait pas. Alors, faute de mieux, l’homme sculptait le petit traîneau, avec des arabesques sur le côté des patins, des grappes de houe sur le palenfrein, et une étoile filante sur chaque booster. Patiemment, il ornait, il gravait, il polissait, il cirait, chantonnant toujours. Cet hiver, il avait déjà fabriqué une luge huit places, une maison de poupées à trois étages avec façade amovible et tout à l’égout, deux paires de raquettes taille 22, un ours en bois, peu moelleux mais néanmoins affectueux, et un couple de grizzlis à bascule. Il savait qu’il lui faudrait aussi réaliser, d’ici peu, une bonne demi-douzaine de coffres à jouets. La dernière fois qu’il lui avait rendu visite, sa voisine les lui avait demandés, avec une insistance un peu crispée. Il n’avait pas compris pourquoi mais il avait promis de lui obéir, sans faute et sans hésitation : elle avait de si beaux yeux ! Et, de toute façon, ce n’était pas le genre d’homme qui cherchait à comprendre : il préférait travailler le bois en rêvant d’amour. Son chien, vautré sur le sol couvert de copeaux, sa grosse tête pelucheuse posée sur ses grosses pattes croisées, le regardait en ronronnant doucement (la solitude, ça n’arrange la tête de personne). L’homme se pencha vers lui, leva la main, et lui colla une énorme mandale. Car si cet homme aimait les enfants, les femmes et les joujoux, il détestait les chiens. Mais bon, c’était un cadeau.

Et personne n’est parfait.

A l’extérieur du chalet, la tempête de neige avait enfin cessé.

L’homme qui n’aimait pas les chiens, et qui se trouvait s’appeler Prosper, mit son bonnet d’astrakan, ses gants d’hermine et ses bottes fourrées, boutonna sa houppelande de velours cerise, et chargea tous ses joujoux neufs sur son traîneau. Il flanqua une dernière beigne à son husky, l’enferma à double-tour dans le chalet, cala ses pieds sur les patins de son attelage, fit claquer sa langue et partit comme une flèche sur la neige immaculée, direction sa voisine. Derrière lui, le nez collé à la fenêtre, son chien se mit à hululer de détresse.

 

II

L’air froid et bleu fouettait les joues velues de Prosper ; au ras de l’horizon, le soleil polaire jouait les divas, apparaissant au ras des sapins pour mieux disparaître derrière les glaciers. Dix lieues plus loin, une meute de loups se lança à l’assaut de l’attelage. Vifs comme un banc de gardons, sinueux comme des mèches de fouet, les loups bondissaient dans la poudreuse, jappant de faim et tournant la tête pour mordre les rennes aux genoux. Heureusement une fée des neiges, qui passait par là, s’interposa : au moment où l’attelage affolé versait sur le bas-côté, dans un grand craquement de patin fendu, elle jaillit d’un névé et, d’un seul coup de sa baguette étincelante, aveugla les loups qui se dispersèrent en piaillant. En réalité, c’était elle qui avait affrété les loups, de même que certains séducteurs impénitents flanquent le feu à la baraque, pour le plaisir de sauver des flammes leur dulcinée. Les fées, c’est comme ça.

Prosper échappa donc à une mort atroce pour se retrouver au milieu d’un palais de glace et de givre, dans les doux bras d’une créature de rêve vêtue de fourrure blanche et de probité relative. La fée gara le traîneau dans ses écuries cyclopéennes, en promettant de réparer le patin fendu, fournit les rennes en fourrage sec, installa Prosper devant un bon feu, lui servit abondance de vin fins et de mets plus fins encore, le saoula consciencieusement, et le traîna dans sa chambre. Les fées, ça n’est pas très patient.

Prosper resta quelques temps chez la fée des neiges, un peu abruti par l’alcool et par la stupéfaction. Il errait, en clignant des yeux effarés, dans d’étranges labyrinthes de neige bleue et blanche, longeant des colonnades de glace transparente et soulevant, sous ses pas incertains, des geysers de poudreuse. La fée l’accompagnait, splendide dans ses atours de givre brodé et de renard argenté. Elle lui chantait des églogues naïves, lui offrait de magnifiques spectacles où des cygnes noirs glissaient sur des lacs gelés au milieu d’une chorégraphie de tigres blancs, et appliquait, à l’abri de son lit garni des fourrures les plus rares, toute son amoureuse science. Laquelle n’était guère étendue : quand on fait l’amour par moins trente degrés centigrades, le souci le plus constant n’est pas de réussir le torchon clermontois avec une seule main, mais de vérifier régulièrement que le duvet en peau de phoque n’a pas glissé de vos fesses. Cependant, comme Prosper était entré dans son château vierge de corps et d’esprit, il la trouvait dégoûtante.

Et, bien sûr, ce qui devait arriver arriva : elle tomba désespérément amoureuse, et lui pas.

Après trois mois d’errance onirique et d’esclavage sexuel, Prosper sombra dans la dépression. Il passait l’essentiel de son temps au fond des écuries, près de ses rennes, à caresser en sanglotant le bois fendu de son patin, le flanc poli du petit traîneau, et tous les autres cadeaux qu’il avait si amoureusement sculptés. La fée avait beau le nourrir de langues de lynx en gelée et de liqueur d’edelweiss dix ans d’âge, lui offrir des spectacles licencieux, où des tornades de grésil prenaient des poses osées, et le couvrir de caresses compliquées, il n’en retournait pas moins pleurer dans les écuries. Un soir, dans une ultime tentative pour changer les idées de son amant, la fée prit Prosper par la main et s’envola avec lui, afin d’aller admirer de près le chatoiement vertigineux d’une aurore boréale. Prosper se rappela alors qu’il en avait déjà vu une, une fois, en compagnie de sa voisine, et qu’à l’issue de cette promenade, il avait failli trouver le courage de l’embrasser. Il fondit en larmes à deux cent mètres d’altitude, parmi le pétillement verdâtre des grands voiles d’ions, trempant le surcot de zibeline de la fée des neiges. Celle-ci se résolut alors, la mort dans l’âme et le surcot constellé de petits glaçons salés, à le laisser partir. Mais elle ne put s’empêcher, en guise de cadeau d’adieu, de lui offrir un peu d’élixir de Longue Vie, ainsi qu’une unité de production de cadeaux magique. Elle lança aussi un sort rigolo sur son attelage. Les fées, ça fait toujours des cadeaux encombrants.

Prosper, qui n’était pas au courant, remonta sur son traîneau en hululant de joie, et fila droit chez sa voisine. Il y passa quelques semaines, jouant avec les enfants et lorgnant la maîtresse de maison d’un air beaucoup plus concerné qu’avant. De l’imaginer en plein funiculaire luxembourgeois ne le mettait guère à l’aise, mais il n’arrivait pas à penser à autre chose. Il rougissait à tout bout de champs, et avait le regard qui s’égarait en dépit du bon goût. Le maître de maison finit par s’en rendre compte, et le mit dehors avec politesse et fermeté : « Je t’assure, mon vieux Prosper, que l’oncle de mon neveu arrive demain, avec ses quatorze chiens. Je vais avoir besoin de la chambre d’ami. » Prosper s’en revint donc à son chalet isolé, trouvant la vie moins simple qu’avant.

Il n’avait pas tout vu.

 

III

Une fois son chalet dégagé, à coups de pelles, de la neige qui le recouvrait presqu’entièrement, Prosper commença par bouchonner ses rennes, et éparpilla dans leur mangeoire une grosse botte de foin sec. Puis il poussa la porte d’entrée, enjamba le cadavre congelé de son chien mort de faim, et posa son barda sur son lit. Un drôle de bruit le fit se retourner : au ras du sol, à un endroit où il n’y avait, auparavant, qu’une rangée de bonnes planches de sapin à peine écorcées, s’ouvrait une petite écoutille. Prosper se mit à quatre pattes, et y passa la tête : une échelle s’enfonçait dans un boyau étroit, au fond duquel on distinguait une vive lumière. Prosper descendit : le sous-sol était occupé par une vaste salle violemment éclairée, où des lutins consciencieux fabriquaient des jouets à la chaîne. Prosper erra en bavant entre les chaînes de joujoux : là, des ribambelles de poupées en porcelaine complètement chauves étaient alignées sur un tapis roulant. Elles passaient l’une après l’autre sous une repiqueuse automatique de cheveux. La machine piquetait les crânes à toute vitesse, ornant les chefs lisses d’une poignée de crins raides, puis une araignée en plastique attachée à un fil tombait du plafond, juste devant le nez de la poupée. D’horreur, la poupée avait les cheveux qui se dressaient sur la tête, et des bigoudis pneumatiques en profitaient pour s’enrouler, à toute vitesse, autour des mèches hérissées. La poupée ressortait de ce traitement avec une permanente impeccable. Ensuite, le tapis roulant faisait un coude et le robot suivant parachevait la coiffure, en y enfonçant un petit nœud rose. Là bas, des lutins peignaient des plaques de bois, avec une peinture à carreaux noirs et blancs, alors que d’autres lutins démoulaient des pièces d’échec en pâte de chocolat et de vanille à prise rapide. Plus loin, on assemblait des traîneaux, on empaillait des oursons, on enfermait des chants d’oiseaux et des meuglements de vache dans de petites boites en carton colorié. Des marmottes remplissaient de chocolat des feuilles de papier sulfurisé, tout en sifflotant des comptines répétitives, des renards vernissaient des billes, des bouquetins soufflaient dans des pipettes et tournaient de jolies boules en verre coloré. Prosper s’attarda devant un chamois qui, glissant le bout de sa corne dans un pavé de verre jaune fondu, en tira quatre pattes filiformes. D’un hochement de tête, il retourna sa sculpture, étira un cou démesuré, un museau, deux antennes, postillonna un nuage de salive brunâtre, et plongea le bibelot dans un seau d’eau. Prosper examina le résultat (un cheval tacheté au cou immense, qui fumait encore) :

– C’est… c’est quoi ? demanda-t-il d’une toute petite voix.

– Girafe, répondit laconiquement le chamois.

– Ah. C’est bien imaginé, murmura Prosper. Et il s’évanouit.

Quand il se réveilla, il était allongé au milieu d’un entrepôt débordant de joujoux tous plus rutilants les uns que les autres. Un petit lutin à l’air soucieux l’éventait, au moyen d’une feuille de papier cadeau rouge à étoiles vertes.

– On commence à manquer d’espace de stockage, patron. Il faudrait penser à dispatcher les produits existants.

– Qq ? répondit Prosper, qui n’avait jamais entendu parler de gestion des stocks, que ce soit en flux tendu ou en flux ramolli. Il se leva péniblement, manqua se péter la figure en marchant sur une paire de patins à roulette, joliment ornés de petites ailes en plumes d’outarde, et regarda autour de lui. Des tonnes de jouets. Des kilomètres cubes de jouets. Des lieues de jouets ! Des poupées, des peluches, des chevaux à bascule et des cerceaux, des diabolos vernis de frais et des culbutos au sourire béat, des ballons et des volants, des dînettes et des cubes, des pantins multicolores et des diables à ressort dans des boites, des sacs de billes et des balles en caoutchouc rouge, des hordes frémissantes de jouets ! Prêts à conquérir le monde, à le remplir à ras bord de jeux, de ris, de hurlements et de débris. Prosper balbutia :

– Tt ?

– Nous avons déjà chargé votre traîneau. Il n’attend plus que vous.

– Mon… mon traîneau ? Mais… je vais mettre des jours pour… Et puis, il n’est pas bien solide, mon vieux traîneau ! Il ne pourra pas porter plus de deux sacs !

– Hm, commenta le lutin, qui savait reconnaître un sort quand il voyait un. On peut toujours essayer.

Prosper remonta l’échelle, sortit en titubant dans le jour éclatant : son traîneau était là, devant le chalet, posé sur la neige immaculée, attelé et prêt à partir, chargé de très exactement dix huit tonnes six cent cinquante de jouets divers. Avec de lents gestes de rêveur, Prosper cala ses pieds dans les patins et leva son fouet. Les rennes partirent au petit trot, et s’élevèrent avec naturel dans les airs, comme si une route invisible spiralait depuis le chalet de Prosper jusqu’à la lune.

 

IV

Après avoir rendu sa liberté à Prosper, la fée des neiges sentit en elle les élancements aigus du chagrin d’amour.

Elle essaya tout d’abord de résister, se livrant à des occupations censées lui vider la tête, comme le napperon au crochet ou la cuite au schnaps. Mais elle envoya bientôt promener toute tempérance et alla planter sa tente devant le chalet de Prosper. Après tout, si elle n’arrivait pas à l’oublier, il n’y avait pas de raison que lui y parvienne. Elle le harcela sans vergogne, répandant sur son seuil des déclarations déchirantes et des sanglots bruyants, se frappant la poitrine et s’arrachant les cheveux. Peine perdue : Prosper s’épanouissait pleinement dans son usine à jouets, et les plus belles larmes du monde le faisaient moins vibrer qu’un bon rabot deux lames à molette chromée. Puis, la fée s’aperçut qu’elle était enceinte (les fées, ça n’est pas toujours très vif d’esprit). Elle en informa l’heureux père, lequel se mit alors à manifester un intérêt exclusif, pour ne pas dire une passion échevelée pour son ventre rond. Ce qui acheva de déprimer la fée.

Sitôt accouchée d’une petite fille aux cheveux de neige, elle émigra sans laisser d’adresse vers des contrées plus clémentes, laissant Prosper ravagé par le désespoir, trois poupées de chiffons et deux de porcelaine sous chaque bras. Cette vision, aperçue dans l’eau claire d’un Miroir magique, pansa si bien l’égo meurtri de la fée que son chagrin d’amour s’évapora comme flocon en poêle. Venue des froids les plus rigoureux, le nord de la Bretagne lui parut la limite géographique tolérable en matière de tropicalité moite. Elle s’arrêta donc dans une combe auprès du village de La Folie, déplia son château de voyage au fond d’un lac, donna un coup de chiffon à son Miroir, replanta son chêne centenaire devant le perron et ensorcela la plus proche fontaine, exactement comme un VRP qui, une fois ouverte la porte de sa chambre d’hôtel, commence par suspendre au mur son tableau fétiche, ouvrir la fenêtre, tirer la chasse d’eau et accrocher sa veste dans l’armoire. Elle se fit très bien au climat. Sa fille, mieux encore. Parfois, elle lui parlait de son père avec gentillesse. Les fées, ça n’est pas que mesquin.

Bref, elles vécurent un bonheur paisible, jusqu’à ce jour terrible où la Magie fut chassée de notre monde par la folie des hommes. Il est vrai que les fées étaient un peu fatigantes : leur façon sans-gêne de se mêler des baptêmes et des mariages royaux, d’envoyer les jeunes filles lanterner dans des masures insalubres au fin fond de la forêt, et les jeunes garçons monter à l’assaut de dragons de vingt pieds de haut et de vingt mille volts de puissance de feu, était susceptible de rebuter même la princesse la plus obéissante, le prince le plus fougueux et les parents les moins affectueux. Il est vrai que, sitôt que quelqu’un allait boire à une fontaine, il était à peu près certain de trouver, assise sur la margelle, une fée déguisée en vieille assoiffée. Il devait alors affronter un dilemme insoluble : s’il envoyait paître la vieille, il crachait des serpents, des crapauds et des souris rouges pour le restant de ses jours. S’il lui donnait à boire, il bavait des perles et des pierreries à chaque mot jusqu’à ce que mort s’ensuive, car rien n’est plus dangereux qu’un rubis baguette qui se coince dans le gosier. Et s’il tentait de s’enfuir, il finissait ses jours accroupi sur une feuille de nénuphar. Il est vrai que les ondines volaient le savon, les sirènes le poisson, les lutins le lait et les elfes, les bébés. Les faunes faisaient des cochonneries dans les buissons, et les nixes des nœuds au linge mis à tremper. Mais enfin, l’un dans l’autre et comparé à, mettons, une bonne épidémie de peste noire, tout ça n’était pas très grave.

D’un autre côté, mises bout à bout, toutes ces petites agaceries finissaient par faire beaucoup.

Jusqu’au jour où elles firent trop.

Ce jour là, les hommes décidèrent qu’ils en avaient assez, et leur vengeance fut d’une violence disproportionnée.

On l’appela : « Le Gros Massacre ». On vit de vieux dieux élémentaires extraits de leurs grottes à coups de grenades sauteuses, des tonnes de ciment de soude combler les sources des génies des eaux, des feus follets terrorisés enfermés dans de petites cages, des dragons dépecés à la scie bondissante, des mages lapidés sans sommation et des sirènes tirées au sec sans autre forme de procès. Les créatures magiques qui parvinrent à s’enfuir à temps, parmi lesquelles notre fée des neiges, se ruèrent hors de notre monde, claquèrent la porte derrière elles, mastiquèrent la serrure et jetèrent la clef dans le caniveau du Temps. Depuis, notre monde manque de magie.

D’un autre côté, aujourd’hui, chacun peut se marier à son goût, boire un verre d’eau sans angoisse, manger des cuisses de grenouille sans risquer l’anthropophagie, et se coucher dans un lit dépourvu de petits pois.

 

V

Si on le représente toujours avec la grosse bedaine et la barbe blanche d’un bon petit vieux, c’est par erreur. Prosper n’a jamais vieilli. Bien sûr, à voyager à trois mille cinq cent mètres d’altitude, il avait en permanence la barbe poudrée de givre, vingt cinq gilets de flanelle sous sa houppelande et le nez rougi par l’engelure mais, si on était parvenu à le dégivrer et à le déshabiller, il serait apparu toujours aussi séduisant, avec son torse musculeux, ses yeux de glace, son sourire fondant et sa petite fossette, là. Il n’y a aucune chance qu’il se déshabille jamais : ça fait beau temps que sa jolie voisine est morte, à l’âge honnête de quatre vingt quatorze ans, et il ne s’en est pas remis. Il n’y a aucune chance non plus, désormais, de le croiser dans les airs, chevauchant des sacs de joujoux magiques parmi le gai « Deling, deling ! » de son attelage : depuis le Gros Massacre, Prosper est au chômage. Tous ses lutins ont été passés à la mitraillette, ses bouquetins rôtis avec ses marmottes, ses rennes abattus, son chalet incendié et ses robots magiques démontés boulon par boulon. Prosper n’a dû son salut qu’à une fuite éperdue dans la montagne, qui l’a dissimulée sous les plis verts de sa robe de sapins. Depuis, comme tous les survivants, il se sent triste, seul, coupable et inutile.

Il songe à ses rennes, il songe à son usine, il songe à sa voisine, il songe à sa fille, et il pleure.

Alors, il boit.

Vous rappelez-vous ce type sans âge, plutôt grand et voûté, les cheveux longs et le visage gris, qui buvait tout seul, au bout du bar ? Celui avec la mèche pendante et le sourire à la retourne ? Taciturne, le geste lent et un peu tremblotant ? Tout le monde l’a vu, sans le regarder, à tous les bouts de tous les bars. Tout le monde s’est un jour, fugitivement, demandé ce qu’il faisait là, et dans cet état : « Il s’est fait plaquer par sa femme ? Son patron ? Son chien ? Sa raison ? »

Tout le monde a eu tort : c’est le père Noël qui pleure la mort des joujoux.

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