Cantat toujours rien compris

Ayant, comme tout le monde, vu De rockstar à tueur : le cas Cantat réalisé par Anne-Sophie Jahn, Nicolas Lartigue, Zoé de Bussierre et Karine Dusfour, j’ai tâché de rassembler les images et les mots qui m’ont traversé les oreilles et les yeux au cours des vingt dernières années, depuis ce fameux mois de juillet 2003.

A l’époque, je suis gauchiste option Ras l’Front. Ce genre de mouvement s’appuie beaucoup sur des actions communautaires soutenues par des musiques militantes. Parmi celles-ci, il y a Noir désir mais aussi Zebda, No one is innocent et bien d’autres. Je dirais même que Noir désir est assez loin derrière Zebda. « Tostaky », ça se reprend moins bien en contre-manif’ que « Tomber la chemise » et surtout, « Le pont du carrousel ».

Mais enfin, pour moi, Noir désir, c’est de la bonne musique, avec de bonnes punchlines (dont le célèbre « Et quelques fascisants autour de quinze pour cent, Charlie défends-moi »), de bons musiciens (la guitare de Teyssot-Gay) et Cantat, soit un chanteur à bouclettes.

J’ai toute une théorie sur les chanteurs à bouclettes, je vous l’épargne. Je dirais seulement que ce sont des hommes qui voudraient qu’on les aime pour leur art, qui se veulent avant tout poètes, et qui sont surtout aimés pour leur sexytude. Quelles que soient les qualités de leur parole (puissance de la voix, poésie du contenu), ils gagnent leur croûte essentiellement avec leurs, disons, rondeurs. Celles-ci sont soulignées par des tee-shirts collants ou des chemises ouvertes, puis photographiées et vendues à des millions d’exemplaires par une maison de disque qui sait ce qu’elle veut (des sous) et comment les obtenir. Les chanteurs à bouclettes incarnent parfaitement la phrase de euh, qui ? Debord ? « Pour vendre, il faut allier le plus d’innocence possible au plus d’érotisme possible ». Ecartelés entre leurs hautes aspirations poétiques et leurs rondeurs rentables, les chanteurs à bouclettes sont en général mal dans leur peau et ils ne finissent pas très bien.

Bref, Cantat en frontman, c’est peut être le point faible du groupe Noir désir. Systématiquement mis en avant sur toutes les photos dans des poses de surfeur, crachant sur Messier alors que le groupe a signé chez Universal, il commet des paroles souvent filandreuses, atteintes de cette obscurité qui caractérise ceux qui voudraient être poètes et ne le sont pas. Mais je ne trouve pas ça très grave, alors. Tout le monde ne nait pas poète, personne n’est parfait et il faut bien bouffer. Et la guitare de Teyssot-Gay.

La nouvelle tombe à l’été 2003, en pleine canicule. Ce dont je me souviens, c’est que tout le monde croit d’abord que le couple s’est fait agresser dans sa chambre d’hôtel par des malfrats, raison pour laquelle ils sont tous les deux à l’hôpital. Quand on en apprend davantage, première impression : l’horreur. Pour Marie. Et l’incompréhension pour Cantat. Ce sentiment d’incompréhension, chez moi, durera dix ans exactement. La seule explication qui me parait alors plausible, c’est que Cantat était sous acide, et en plein bad trip. Aucune autre drogue ne permet de mettre dans un même corps « un homme bien » et « un meurtre aussi sale ». Quant à l’accident de radiateur, je n’y crois pas une seconde. J’ai déjà trente ans passés, l’excuse du radiateur qui traverse la route d’une femme sans regarder, je n’ai plus l’âge. « Cantat meurtrier défoncé », voilà mon opinion.

Je me souviens qu’à l’époque, un copain me dit avec véhémence : « La seule issue pour lui, c’est de se suicider. » Et je lui réponds : « Il n’a pas le droit, il a deux enfants. Il faut qu’il trouve la force d’assumer son acte pour rester en vie et les élever. » Si j’avais su que sept ans plus tard, Cantat se scarifierait devant ses deux enfants pour faire pression sur leur mère jusqu’au suicide, j’aurais vomi sur mes chaussures. Et si j’avais su que Cantat demanderait à son fils de douze ans de l’aider à décrocher le corps de sa mère (rigoureusement sic), j’aurais carrément posé mon estomac sur la moquette. En tout cas, dès 2003, je range mes albums de Noir désir dans le placard aux illusions défuntes.

Dans le cours des années 2000, je lis des choses que je remise dans un coin de ma tête. Par exemple, un homme détenu dans la même prison que Cantat assure que, chaque fois que Kristina Rady vient voir Cantat au parloir, elle ressort en pleurs car il lui hurle dessus. Des détails de ce genre s’empilent dans ma tête.

En 2010, quand j’apprends que Kristina Rady s’est suicidée, je ne comprends pas non plus. Un suicide est une décision profondément personnelle dont seule la personne concernée a la clef. Je ne fais aucun lien avec Cantat. Après tout, pendant que sa femme agonisait, il parait qu’il n’a pas fait autre chose que dormir sur le canapé du salon, complètement bourré. J’imagine alors que Kristina Rady avait remisé son ex encombrant dans le salon et  qu’il assumait le problème comme à son habitude : en se défonçant. « Cantat sac à problèmes et sac à vin ».

Six mois plus tard, Cantat décide de remonter sur scène. Comme je me demande une fois de plus quoi en penser, c’est mon mari qui tranche : « Tu ne vois pas que c’est un pauvre type ? Il quitte sa femme en plein accouchement pour une autre qu’il massacre à coups de poing, il retourne avec la première et met une telle ambiance dans sa famille qu’elle se pend, et il veut revenir sur scène avec un grand sourire dans son tee shirt d’ado pour faire le même numéro qu’en 1985 ? Et tu te demandes encore ce que c’est ? C’est un pauvre mec. » Bien dit. Moi, je me dis qu’il est normal que Cantat continue la musique : c’est son métier. Mais qu’il ferait mieux de devenir musicien de studio. Et que s’il remonte sur scène, il ne le fera que pour parler de « ça ». Faire des concerts et reverser la recette à des associations luttant contre les violences faites aux femmes, tiens, par exemple. Et patatras : à la place de cette prise de conscience, on a droit au Temps des cerises. Les gais rossignols, mais comment donc… « Cantat pauvre type », c’est réglé.

En 2013, quand le message téléphonique de Kristina Rady fuite, les écailles tombent enfin de mes yeux : « Cantat assassin psychopathe ». « Gros con, dangereux, récidiviste ». Et ? Et au niveau juridique, rien. Et au niveau social, salles combles. Je suis de près le combat de Yael Mellul et de François Saubadu, et ? Et juridiquement, toujours rien. Je m’étonne, puis je me re-étonne. Comme tout le monde, je n’en reviens pas. Et à ce jour, je n’en reviens toujours pas. A chaque fête des mères, je pense aux six enfants. Six. Qui, à chaque fête des mères pendant les soixante-dix prochaines années, auront envie de hurler / pleurer / mourir / que Marie Trintignant et Kristina Rady soient là, avec eux, jeunes, moins jeunes, vieilles, souriantes sous une couronne de cheveux blancs, avec leurs colliers de nouilles et leurs porte-clefs en pâte à modeler, leurs lorgnons et leurs gâteaux, leurs caméras et leurs livres, leur chignon embrouillé et leurs rires.

En 2017, la couverture des Inrocks m’arrache un soupir exaspéré. Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’on est des millions, ce jour là, à pousser un soupir exaspéré. C’est alors qu’intervient Nadia Daam, que je ne remercierai jamais assez. Elle dit, je m’en souviens comme si c’était hier : « Dire qu’on va devoir en bouffer, du Cantat et de «ses fêlures» ! » Pour sortir ça à ce moment là, il faut un courage qu’on ne se figure plus. D’ailleurs Nadia Daam se prend immédiatement une shitstorm d’anthologie mais dans le même mouvement, tout le monde la suit. Plus personne ne veut bouffer les fêlures de Cantat, ni les chansons de Cantat, ni rien, sous aucune forme, de ce type-là. Game over.

Dans la foulée déboule #metoo. Je vois les militantes hurler « Cantat casse toi ! » et j’applaudis, et je trouve ça savoureux. Et je savoure encore, à chaque fois que j’entends M. Jahn ou toute autre actrice de ce grand dévoilement de la honte qu’a été toute cette affaire, et je mesure le chemin parcouru et celui encore à parcourir.

Aujourd’hui, vis à vis de Cantat, je n’ai plus bougé d’un pouce. Je n’ai pas envie de l’entendre, je n’ai pas envie de le voir, je ne veux pas de ses vers de mirliton comme symbole d’une génération, la mienne. OK, la Gen X n’a pas été aussi révolutionnaire que les boomers, ni aussi rageuse et courageuse que les Gen suivantes, mais on vaut mieux que ça. La preuve ? On est *aussi* la génération de Lio.

Pour finir, je suis allée fouiller dans mes HD et j’ai retrouvé l’image que j’avais concoctée en 2017 avec la couverture lamentable des Inrocks, et que j’avais baptisée : « Cantat toujours rien compris. » Je la mets ici. Et, Lio ? Vraiment, chapeau bas.

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