[Regardons un peu avec nos yeux] Quatre gardiens de musée
(quelque part à l’est)
Clockette D. : Il était une fois un musée d’art ancien à Budapest, à moins que ce ne fut à Prague. Dans une grande salle qui sentait la poussière et l’encaustique, tout seul sur un mur, un portrait en pied du XVIIème siècle, une huile sombre signée Le Brun. Le portrait d’un jeune homme. C’était son nom, d’ailleurs : « Jeune homme. » Il m’a d’abord frappée par la beauté de son visage, calme et claire. Ensuite, par la qualité de sa facture : on l’aurait dit vivant, on l’aurait dit en relief, on aurait dit non qu’il bougeait, mais qu’il allait le faire ; qu’il respirait.
Quand j’ai voulu m’en aller, il m’a suivie des yeux. Avec une attention soutenue. Alors je suis revenue. Et repartie. Et revenue. Je passais et repassais devant lui, il me suivait toujours des yeux, toujours sur le point de sourire, tendre, et grave. Toute l’ambiguïté, tout le charme exaspérant qu’on vote à la Joconde, c’est chez lui que je les ai trouvés.
J’allais et je venais, plus près de lui, plus loin, plus près encore – bon, j’étais ridicule. Je suis allée dans la salle suivante. Et quand j’ai passé la porte, j’ai remarqué qu’il y avait non pas un, mais quatre gardiens dans la salle du jeune homme. Quatre gardiens. Un par coin. Qui veillaient attentivement sur ce seul tableau, prêts à bondir quand un des visiteurs, complètement fasciné, faisait mine de poser ses deux mains sur le col de dentelles blanches. Parce qu’autour de moi, tous les visiteurs étaient agités du même mouvement de poisson rouge, allant et venant sous le regard du jeune homme – et je parie que ce salaud les suivait tous des yeux avec la même tendresse.