BonuS1 : une nouvelle
En noir et blanc et en silence
J’essaye d’apprivoiser mon encombrant cadeau, puisqu’il paraît qu’il le faut. Je suis à nouveau nue ; toute autre tenue nuit à la beauté solaire d’un corps de vingt ans. J’ai renvoyé la masseuse et je me suis lavée moi-même. J’ai cru un instant que le plaisir d’être à nouveau capable de me laver seule valait – valait tous les sacrifices. Depuis plus de quarante ans, je n’avais plus été capable de me laver seule. De m’habiller seule. De me coiffer seule. De me torcher le cul seule ! Suis-je responsable de la misère de notre nature ? Suis-je le gardien de mon frère ?
Suis-je la gardienne de ma famille ?
J’ai coupé mes ongles, si fins qu’un ciseau à herbe y a suffi. Je me suis allongée sur le sol, puis j’ai collé mes pieds au mur le plus haut possible et ensuite, j’ai mis mes gros orteils dans mes oreilles. J’ai retrouvé mes genoux un peu renflés et ce pli que je n’ai jamais aimé, à l’aisselle. J’ai retrouvé le duvet sur mes bras, et j’ai soufflé dessus comme le vent sur une prairie. J’ai cherché, sans les trouver, les veines au coude et au poignet, et sur le dos de mes mains. J’avais à la bouche tous les poèmes d’amour, ceux qui comparent une épaule à un galet mouillé, un ventre à une coupe de vin, des hanches aux ailes d’un oiseau ; j’étais enivrée, saoulée de chair – on joue mieux avec les jouets des autres. Mais, en passant un doigt le long de mon tibia, j’ai vu la jambe de ma fille.
Cette enfant est morte jeune ; elle n’a pas atteint l’âge où j’aurais pu la jalouser. Mais je me souviens qu’un des derniers matins, alors qu’assise au bord de son lit, elle cherchait en baillant une sandale du bout du pied, j’avais été émue par ce mollet grêle qui s’était d’un coup allongé, musclé, arrondi, et à l’avant duquel lequel l’os ne saillait plus.
Assise sur la terrasse, le dos rond et une main en auvent au dessus des yeux, je regarde devant moi le ciel sans nuages, à perte de vue. L’autre main caresse doucement cette jambe qui aurait dû revenir à ma fille.
Je suis la gardienne de mes enfants.
BonuS2 : une postface
Parler du processus de création d’un livre est un exercice périlleux, puisqu’il s’agit de décrire un travail aussi souterrain que celui de la digestion, ou du deuil ; et de prétendre sinon le maitriser, du moins le comprendre et l’expliquer.
J’ai donc choisi de rouvrir « Le goût de l’immortalité » non comme un chantier achevé, mais comme un jardin que j’aurais moi-même planté, et entre les pages duquel je compte me promener pour en faire les honneurs à quelques amis :
« Voici des hibiscus que j’ai rapportés de Polynésie ; voici un sumac que j’ai d’abord trouvé beau et qui s’acharne maintenant à déraciner la maison ; et voici des fleurs dont j’ai complètement oublié le nom. Faites attention aux orties, je n’ai pas eu le temps de les arracher. »
En matière de jardinage comme ailleurs, il est rare que le résultat soit à la hauteur de ce qu’on espérait ; mais quelques endroits sont plus originaux qu’on ne le prévoyait.
Inspiration
La principale source d’inspiration du « Goût de l’immortalité » se trouve être les « Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar. C’est un livre que j’ai lu vingt fois, et que j’ai à peu près su par cœur. A la première lecture, j’avais été séduite par son style hiératique imitant une version latine. Chaque lecture suivante a été l’occasion de découvrir un nouvel aspect du génie de Marguerite Yourcenar, aussi à l’aise dans le décryptage des intrigues politiques que dans la description du simple bonheur d’être, et qui cousait toutes ses lignes avec un fil très mince mais continu d’humour froid – qu’elle appelait sûrement esprit. Je n’espère pas jamais parvenir à une si parfaite limpidité de style mais j’ai écrit « Le goût de l’immortalité » comme un hommage ; un à la manière de. Toutes proportions gardées, « Le goût de l’immortalité » se veut un « Mémoires d’Hadrien » futuriste : une vieille personne raconte sa lointaine jeunesse et tâche d’y mettre un sens, comme on range ses armoires avant un départ. Mon héroïne fouille les archives du Fugu de la même façon que Marguerite Yourcenar a fouillé celles du Ier siècle : avec opiniâtreté, mais sans s’interdire d’ignorer ce qui ne lui convient pas. Mon livre se veut résolument paisible, comme on imagine que le sont les vieilles personnes qui ont fortement vécu ; il a été conçu pour se lire lentement, et si possible en buvant du thé. »
Pour ceux qui ont aimé, voici encore un extrait de la postface et un de la nouvelle.