Parue dans le Monde Diplomatique – Charlotte Delbo est l’auteure du fameux texte sur la petite civière :
« L’ombre se dissout. Le ciel s’embrase. On voit maintenant passer d’hallucinants cortèges. Ce sont les mortes de la nuit qu’on sort des revirs pour les porter à la morgue. Elles sont nues sur un brancard de branches grossièrement assemblées, un brancard trop court. Les jambes — les tibias — pendent avec les pieds au bout, maigres et nus. La tête pend de l’autre côté, osseuse et rasée. Une couverture en loques est jetée au milieu. Quatre prisonnières tiennent chacune une poignée du brancard et c’est vrai qu’on s’en va les pieds devant, c’était toujours dans ce sens-là qu’elles les portaient.
Elles marchent péniblement dans la neige ou dans la boue, vont jeter le cadavre sur le tas près du 25, reviennent la civière vide à peine moins lourde et passent de nouveau avec un autre cadavre. C’est tous les jours leur travail de tout le jour.
Je les regarde passer et je me raidis. Tout à l’heure je cédais à la mort. A chaque aube, la tentation. Quand passe la civière, je me raidis. Je veux mourir mais pas passer sur la petite civière. Pas passer sur la petite civière avec les jambes qui pendent et la tête qui pend, nue sous la couverture en loques. Je ne veux pas passer sur la petite civière. »
Aucun de nous ne reviendra, Charlotte Delbo, Ed. Gonthier, 1965