L’arithmétique de la misère

La nouvelle titre. Rien à voir avec de la SF. Tout est totalement irl. Remplacez juste Thraces par Roms, Svanètes par Bulgare, Saint-Ouen par Montreuil et bienvenue chez aujourd’hui.

– Oh, vous gérez un camp thrace ? Demanda Bootz avec avidité en se penchant en avant – Trop oui ! De l’humanitaire de proximité ! — avant de se reprendre. Il se redressa et but le plus nonchalamment possible une nouvelle gorgée de bière. Mais où on pisse, ici ?

– Gérer, c’est bien un mot de jeune, grommela Angelo. Je fais avec, moi je dis. Je chope des palettes chez Saint Maplou, de la bouffe à la mairie, des fringues chez Emmaus. Je les engueule quand ils se battent pour une bouteille de gaz – et quand il y en a un qui est trop patraque, je l’emmène chez mon toubib sur ma carte Vitale. Il fait semblant que c’est moi, cette gamine de douze ans avec un panaris gros comme son nez.

Angelo frotta le bout de ses chaussures sur le lino – des Badidass noires, saison d’avant, pas honteuses, nota Bootz.

– On fait avec. Mais ces gens, ils sont quarante plus les gosses, le seul endroit où ils ont pu poser leur sac, c’est un square avec un wawa et un robinet d’eau non potable. Une pelouse, quand on vit dessus, ça devient juste un champ de boue. C’est là qu’ils vivent. Dans la boue. Les ornières, elles ont la forme de leur corps. Ils campent dans la crasse jusqu’aux yeux alors qu’un Thrace, c’est comme un Rom : le nomadisme, c’est juste pas sa culture et en plus, il n’y a pas plus chichiteux côté propreté.

– Ca, je confirme, confirma Nadir. Quand ils viennent ici – je donne des cours de dessin aux gamins – les petits font les yeux ronds quand je me lave les mains dans l’évier. La propreté du corps et des aliments, ça ne se mélange pas, chez eux.

Bootz hocha la tête d’un air pénétré. Au pire, il y a au moins un évier pour pisser.

– S’il n’y avait que ça ! Angelo prit le ciel à témoin à deux mains. Mais les femmes, au lavomatic, il faut toujours qu’elles fassent deux machines, une pour le linge des hommes et une pour le leur.

– J’ai une copine infirmière à l’hôpital de Pantin, enchaîna Nadir — ils sont souvent là bas vu qu’ils sont tous tubards, les climatiques – elle leur fait les poches quand ils sortent, parce qu’ils lui fauchent toutes ses bouteilles de gel hydroalcoolique.

– Et quand ils trouvent quelque part où se laver, renchérit Angelo, ils amènent au moins deux serviettes par personne : une pour le cul et une pour le reste.

Angelo s’étouffa de rire dans son mégot. Nadir aussi avait l’air de trouver ça drôle. Bootz, qui usait trois serviettes par jour, les imagina une seconde entrant dans sa salle de bain, et se mit à rire aussi fort qu’eux.