4e de couverture
Génie et alcoolique précoce, Musset livre l’essentiel de son oeuvre avant trente ans. Ensuite, il sombre. Son nom n’aurait probablement pas traversé deux siècles si, un beau jour de 1834, il n’avait décidé d’écrire une pièce de théâtre intitulée Lorenzaccio.
Faites le test. Demandez autour de vous : « Musset ? » On ne vous répondra pas : « Qui ? » Ni même : « Quel ennui ! », mais : « Lorenzaccio ». Pourquoi un tel succès ? Parce que cette pièce écrite avec du sperme est d’un érotisme torride. Elle ne parle quasiment que de sexe et, quand elle ne parle pas de sexe, elle parle de sang, de violence, de fantômes au clair de lune et de la douceur de vivre perdue. Catherine Dufour nous emmène sur les traces moites de Lorenzo de Médicis tel que l’a rêvé Musset.
Spéciale dédicace
aux éditions Fayard et au trio magnifique (Palussière – Duhin – Laffitte), en premier lieu pour cette superbe couv’ dont vous aurez noté le délicieux bonnet.
Titre
La vie sexuelle de Lorenzaccio s’est d’abord intitulé Ecrite avec du sperme ou L’érotisme torride dans le Lorenzaccio de Musset. Bon, tout est dit, je pense.
Mais pourquoi ?
Vous aurez peut être envie de demander : mais par quelle mouche cantharide faut-il être piqué pour se lancer dans une analyse pareille ? Je crois que tout est la faute à un exemplaire de Lorenzaccio que j’ai trouvé dans une caisse, aux puces de Montreuil ; une version des années 50 à destination des collégiens. C’est à dire, une version strictement expurgée. Aucune allusion sexuelle n’avait survécu. […] La pièce toute entière tenait en trois pages.
Alors forcément, j’ai enfilé des lunettes roses pour relire la pièce en version originale et j’ai compris pourquoi elle plaisait tant depuis deux siècles :
Si Lorenzaccio a autant de succès depuis sa publication en août 1834, s’il ne se laisse pas oublier, s’il est autant joué, analysé, commenté et publié en Profil d’une œuvre, c’est parce qu’il parle de sexe. En fait, Lorenzaccio ne parle quasiment que de sexe.
Et le sexe, c’est la vie. Avec le sang et le gras, nous sommes d’accord.
Les gens
Voici Lorenzaccio tel que l’a rêvé Mucha pour Sarah Bernhardt.
Mais le vrai Lorenzo de Médicis, je crains qu’on n’en ait pas gardé l’image. Vous pouvez toujours jeter un oeil sur cette pièce de monnaie, il paraît que c’est son profil – davantage celui d’un condottiere que d’un courtisan.
Par contre le duc Alexandre, l’affreux tyran de Florence, a été portraituré, notamment par Jacopo da Pontormo
Vasari
et Bronzino.
On comprend mieux son surnom d’Alexandre le Maure.
Voilà une copie de Bronzino, je pense. Notez l’éclaircissement généralisé.
Les lieux
Voilà le palais des Strozzi (les ennemis des Médicis), un monstre dont la monstruosité a une histoire.
Comme il rêvait de se faire construire un palais plus grand que celui de la famille Médicis, Philippe Strozzi a présenté humblement à Laurent de Médicis des projets d’une modestie de violette. Laurent, magnanime, lui a conseillé de voir plus grand. C’était juste la permission que Philippe Strozzi attendait : il plongea dans la faille et se commanda ce pavé gigantesque.
Quant au palais des Médicis de l’époque, c’est le palazzo Vecchio, qu’ils ont quitté cinquante ans plus tard pour le palais Pitti (photo JoJan sous licence GNU Free)
La scène suivante se déroule à l’aube. Lorenzaccio étant absent, la lune couchée et l’heure trop matinale pour se battre, ne restent que la politique et cette aimable atmosphère de sensualité florentine. Nous sommes dans la rue, un bal s’achève sur le pas de la porte du palais voisin. Deux marchands parlent politique, des ados et des badauds causent chiffon, « on attrape un petit air de danse sans rien payer ». […] Survient la bande des Médicis sortant du bal, et que croyez-vous qu’il arrive avec elle ? Une chaude odeur de sexe. Ces jeunes gens ivres morts sont tous déguisés en religieuses, mêlant l’ambiguïté sexuelle au blasphème et à la défonce. Lorenzaccio se penche au balcon « avec sa robe de nonne ». Un autre membre de la bande entreprend une jeune fille selon la méthode dite des deux-grammes : » La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la moelle de mes os. «
Voici le palais des Nasi où se déroule le bal aux religieuses, avec son balcon et son pas de porte :
Jetons un oeil au personnage principal de la pièce : Florence. On y pleure dans ses beaux jardins (vus par Corot)
et on s’y lamente sur les rives de l’Arno.
Lorenzaccio, lui, préfère se mouiller au Colisée (par Hubert Robert).
Ma jeunesse a été pure comme l’or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s’est amoncelée dans ma poitrine, et il faut que je sois réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j’étais assis dans les ruines du Colisée antique, je ne sais pourquoi je me levai, je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu’un des tyrans de la patrie mourrait de ma main.
Et le sexe, dans tout ça ?
Parlons un peu famille. L’affreux cardinal veut pousser sa belle-soeur (la Cibo) dans le lit d’Alexandre, le tyran de Florence.
Il escompte bien, en tant que confesseur, lui faire avouer sa coucherie pour ensuite, en tant que beau-frère, la faire chanter afin de diriger Alexandre par le bon bout. Amen.
La Cibo couche, certes, mais ça ne semble ni lui réussir, ni lui plaire. L’occasion manquée jette le cardinal dans des transes de rage.
Il pourrit sa belle-sœur. Reproche sexuel, bien sûr : il reproche à la Cibo non d’avoir trompé son mari mais d’être nulle à ce sport. « Pourquoi le duc [Alexandre] vous quittait-il d’un pas si nonchalant, et en soupirant comme un écolier quand la cloche sonne ? Vous l’aviez rassasié de votre patriotisme. […] Il ne faut pas une grande science pour garder un amant un peu plus de trois jours. » La conseillère conjugale resurgit : « Voulez-vous que je vous conseille ? Prenez votre manteau, et allez vous glisser dans l’alcôve du duc [Alexandre]. S’il s’attend à des phrases, prouvez-lui que vous savez n’en pas faire à toutes les heures ; soyez pareille à une somnambule, et faites en sorte que s’il s’endort sur ce cœur républicain, ce ne soit pas d’ennui. […] Savez-vous où peut conduire un sourire féminin ? Savez-vous où vont les fortunes dont les racines poussent dans les alcôves ? » Loin, apparemment. Bon, au moins, ce beau-frère a la franchise pour lui. Il conseille même à sa belle-sœur de lire le livre de postures de l’époque.
Il le cite même nommément dans la pièce :
Etes-vous vierge ? n’y a-t-il plus de vin de Chypre ? n’avez-vous pas au fond de la mémoire quelque joyeuse chanson ? n’avez-vous pas lu l’Arétin ?
Si vous tenez à lire l’Arétin, voici la Putain errante. C’est gentil, un peu barbant. D’après un site érudit, l’Arétin avait surtout une sacrée plume et ça se savait :
Dès son arrivée, il accable le doge et tous les seigneurs puissants de sonnets et d’épîtres où s’étale la plus vile flatterie. On l’accueille bien, on lui répond par des présents, car on sait ce que veut dire un sonnet laudatif de l’Arétin : Payez-moi où je vous couvrirai de boue. Si les louanges de l’Arétin signifiaient tant de choses, c’est qu’il avait un génie satirique vraiment redoutable, qu’il était populaire par ses écrits licencieux, que tous ceux qui lisaient le lisaient. Etre mordu par l’Arétin, c’était, dans la croyance de ses contemporains, une postérité d’infamie et de ridicule. On le craignait parce qu’il était puissant, et il était puissant parce qu’il avait du génie.
Maupassant en a dit quelque chose dans Gil Blas le 8 décembre 1885 :
Pour les gens qui ne savent pas grand-chose, l’Arétin est une espèce de marquis italien qui a rédigé, en trente-deux articles, le code de la luxure. On prononce son nom tout bas; on dit : Vous savez, le Traité de l’Arétin…
Et on s’imagine que ce fameux traité traîne sur les cheminées des maisons de débauche, qu’il est consulté par les vicieux comme le code Napoléon par les magistrats et qu’il révèle de ces choses abominables qui font juger à huis clos certains procès de mœurs.
Détrompons quelques-uns de ces naïfs.
Pierre l’Arétin fut tout simplement un journaliste italien du 16e siècle, un admirable sceptique, un prodigieux contempteur de rois, le plus surprenant des aventuriers qui sut jouer, en maître artiste, de toutes les faiblesses, de tous les vices, de tous les ridicules de l’humanité, un parvenu de génie doué de toutes les qualités natives qui permettent à un être de faire son chemin par tous les moyens et d’être redouté, loué et respecté…
Hugo
Musset avait, contre Hugo, une dent. Hugo ne lui rendait probablement pas cet honneur. Mais ils avaient absorbé les mêmes classiques et leurs thèmes se croisent souvent.
La fin de la tirade [de Lorenzaccio] me rappelle quelque chose. « J’ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d’un juge quelconque, il y aura d’un côté une montagne de sanglots ; mais il y aura peut-être de l’autre une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d’honnêtes enfants. » Oui, moi aussi je pense à Hugo.
Et très exactement au Sultan Mourad plus connu pour son « de Mourad, tailleur de pierre, à Vlad, planteur de pieux. » Je vous sers le poème largement caviardé (Té, c’est Hugo).
Un jour, comme il passait à pied dans une rue
[…]
[Mourad] vit, à quelques pas du seuil d’une chaumière,
Gisant à terre, un porc fétide qu’un boucher
Venait de saigner vif avant de l’écorcher ;
Cette bête râlait devant cette masure ;
Son cou s’ouvrait, béant d’une affreuse blessure ;
[…]
Mourad pencha son front vers la bête lépreuse,
Puis la poussa du pied dans l’ombre du chemin,
Et de ce même geste énorme et surhumain
Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches.
[plus tard, au Jugement Dernier de Mourad]
Ce brumeux tourbillon de spectres, et ces ombres
Secouant des linceuls, et tous ces morts, saignant
Au loin, d’un continent à l’autre continent,
Pendant aux pals, cloués aux croix, nus sur les claies,
Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies :
« C’est Mourad ! c’est Mourad ! justice, ô Dieu vivant ! »
[…]
Soudain, du plus profond des nuits, sur la nuée,
Une bête difforme, affreuse, exténuée,
Un être abject et sombre, un pourceau, s’éleva,
[…]
On vit, dans le brouillard où rien n’a plus de forme,
Vaguement apparaître une balance énorme ;
[…]
Terrible, elle oscillait, et portait, s’éclairant
D’un jour mystérieux plus profond que le nôtre,
Dans un plateau le monde et le pourceau dans l’autre.Du côté du pourceau la balance pencha.
L’autre passage de Lorenzaccio qui me rappelle Hugo est, bien sûr, dix ans avant la mort de Léopoldine, la plainte de Philippe Strozzi devant le cadavre de sa fille :
Penché sur le cercueil de Louise, il se souvient des petits matins enfuis, de sa fille qui « se levait doucement le sourire sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux père son baiser de la veille. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste, le réveil d’un homme fatigué de la vie. » Je ne veux pas cafter, mais ce passage aussi me fait penser à quelqu’un.
Au très beau Elle avait pris ce pli :
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère ;
Elle entrait, et disait : Bonjour, mon petit père.
Fin
Laissons Lorenzaccio faire son dernier tour de piste : « Voilà une lettre qui m’apprend que ma mère est morte. » Puis il pousse la porte pour aller « faire un tour au Rialto. »
Rialto. Lorenzaccio a prononcé son dernier mot. Il est poignardé à même le seuil. Son cadavre est jeté à l’eau.
Voici le Rialto de Venise au 18e siècle.
Mais à l’époque de Lorenzaccio, c’était un pont en bois davantage ressemblant à ça :
Sources
Outre le texte de Musset, voici le Lorenzino d’Alexandre Dumas (1842),
Des études
La tragédie du masque dans Lorenzaccio de Musset, Quelques anachronismes délibérés dans Lorenzaccio, une étude très complète incluant le fameux Lorenzaccio : un personnage homosexuel crypté de Lionel Labosse (2012) et du même, un récit de son tout récent voyage (2013) Sur les traces de Lorenzaccio dont je vous mets ici un excellent extrait :
Si la présence des Strozzi, en particulier de Philippe, est massive [à Florence], je n’ai trouvé lors de ma visite qu’une seule mention de notre Lorenzo. C’est au splendide Musée national du Bargello, le buste inachevé de Brutus par Michel-Ange, dont la notice indique qu’il s’agit d’une commande célébrant l’assassinat d’Alexandre par Lorenzino, le « nouveau Brutus ». Les photos étaient interdites dans ce musée (c’est amusant de voir comment selon les lieux, les photos sont interdites ou autorisées sans logique), mais pour la science, j’ai risqué la prison ! Je me suis fait engueuler, mais j’ai eu raison. Même si la photo est un peu floue, on en trouve peu sur Internet, et voilà un document historique sur la façon valorisante et virile dont Lorenzo était perçu en 1539, alors qu’il était toujours vivant.
Merci monsieur Labosse.
Du son
Le fameux monologue par le fameux Gérard Philippe.
Des films
Lorenzaccio à la Comédie Française, mis en scène par Franco Zeffirelli en 1976, est disponible en DVD aux Editions Montparnasse en 2010 et c’est pas cher. Notez que toute la pièce est en ligne avec un Alexandre splendide et Francis Huster dans le rôle titre, of course.
Ô chance supplémentaire, la version de Georges Lavaudant en 1989 est aussi là in extenso. Le rôle titre surjoue un peu mais bon.
Voilà la première page
Alfred de Musset est un auteur blond perdu au fond du XIXème siècle. Génie précoce et alcoolique juvénile, il écrit tout ce qu’il a à écrire avant ses trente ans. Ensuite, il sombre. Par conséquent, l’ensemble de son oeuvre manque de maturation. Elle tient toute entière sur une trame étroite : un jeune homme de bon lieu tente en vain de concilier de hautes aspirations existentielles, spirituelles et amoureuses avec une furieuse envie d’aller se bourrer la gueule au bordel.
Le chant harmonieux et un peu mièvre de Musset n’aurait probablement pas passé deux siècles si, un beau jour de 1834, ayant jeté un oeil par dessus l’épaule de George Sand, il n’avait décidé d’écrire Lorenzaccio.
Faites le test. Demandez autour de vous. Dites : « Musset ? » On ne vous répondra pas : « Qui ? » Ni même : « Quel ennui ! », comme il arrive si souvent quand on évoque un Romantique. On vous répondra : « Lorenzaccio. »
Pour tous ces instants moites, un grand merci au jeune Alfred de M.
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