J’ai le sens de l’orientation d’une brique. Pire : j’ai un anti-sens de l’orientation. En général, c’est commode : quand je dis de partir à gauche, mon mec part à droite et c’est bon.
Ce vendredi soir, j’allais aperoter chez un pote, à Oberkampf. J’avais la bouteille de champagne dans le sac, il était 22 heures. Soudain, dans le métro, une femme a posé sa main sur mon sac à main – « mais que fait cette main sur mon sac à main bleu ? » – et m’a dit : « Ça tire partout dans Paris, vous savez ? » On était à Saint Ambroise. Le conducteur a marmonné qu’il ne s’arrêterait pas à Oberkampf, ni à Répu. Je suis une vieille : j’ai l’âge de me souvenir des attentats dans le métro en 95. J’ai regardé la rame – cette longue enfilade où on pourrait si facilement faire un carton. Je veux bien mourir mais pas là. Je me suis propulsée sur le quai.
Mon pote m’a smsé : « Ca tire au Bataclan. » J’ai observé le plan, longuement, alors je vais là et le Bataclan est là, donc pour l’éviter je fais ça – j’ai ouvert Google map sur mon portable et tout – et j’ai foncé droit sur le Bataclan.
Je me suis retrouvée dans la rue Amelot, ça brassait, il y avait tous ces gens, et ces bruits, et ces trucs par terre dans la lumière brouillée des réverbères – je glandouillais, debout sur un pied ; soyons claire, c’est le seul moment où ça a craint un peu pour moi et je n’étais même pas au courant. J’ai regardé cette ruelle obscure sur la droite, je me suis dit que ça faisait un bon itinéraire bis et là, mon instinct de survie a filé un bon coup de pied au cul de mon sens de l’orientation : j’ai reculé de trois pas et je suis tombée dans un bistrot. A gauche après la sortie de secours du Bataclan – parce que c’était ça, la ruelle obscure.
Le repaire de Cartouche a ouvert son rideau de fer pour moi et quelques autres, merci.
On a passé cinq heures recroquevillés sous le bar, à écouter galoper et brailler « couchez-vous » de l’autre côté de la vitrine. Moi, toute l’équipe du bistrot, des jeunes qui sortaient de là bas, couverts de sang et terrifiés, et puis des touristes de Liverpool, d’Oslo ou d’ailleurs, des parents dont la fille était là bas et qui mangeaient leurs dents, et ce gamin qu’on fourrait à l’abri sous le zinc et qui n’arrêtait pas de faire esquive. Franchement, on m’aurait mis une olive dans le cul, j’aurais chié de l’huile première pression à froid. Quand j’avais trop les abeilles, je tripotais mon portable sans rien comprendre à ce qu’on me racontait : ça tire à Charonne ? A Répu ? Aux Halles ? A Saint Denis ? Quel match de foot ? J’ai tapoté des mains, j’ai filé mon portable, j’ai filé de l’eau, j’ai filé du xanax, j’ai même croisé un sac à vin qui a regardé mon badge « Je suis Charlie » et qui a ricané « Moi, je suis plutôt Dieudonné » sans m’énerver – les vieux, qu’est-ce que vous voulez en tirer ? (J’ai 50 ans, je sais de quoi je parle.) Et je les ai écoutés : « Et moi, je suis ingé’ son, comment tu veux que je remette les pieds dans une salle de concert après ça ? » « Et moi, je suis infirmière, comment je vais pouvoir travailler après ça ? » « Mon mec, il s’est pris une balle ras la tempe, comment je fais pour aller le voir à l’hôpital ? »
Ils sont partis pour le quai des Orfèvres, les jeunes, dans leurs fringues rougies – le quai des Orfèvres, merde, je pensais que c’était fermé depuis Jouvet, ce truc. J’ai encore tenu par la main deux jeunes filles égarées qui ne trouvaient pas d’issue dans la nasse de voitures de police pour rentrer chez elles – moi, m’éloigner des famas pour baguenauder dans Paris, ça me disait pas trop. Et puis j’ai échoué dans un hôtel de luxe qui m’a ouvert grand ses portes et son sac de chips. Je les ai regardées longtemps, celles là, sur la table devant moi.
Après, je suis arrivée chez mon pote. Cinq heures pour faire vingt mètres. Il paraît que j’ai bu la moitié de la bouteille de champagne cul sec et que je me suis écroulée. Rideau.
Je suis sensée savoir écrire et je n’ai rien à dire de cohérent là dessus. J’ai lu le témoignage de Benoit dans Slate et j’ai enfin pu pleurer. J’ai lu celui de Titiou Lecoq et je sens comme elle : je me sens mal. Je me sens très mal. Tout m’énerve, j’ai la capacité de concentration d’une huître et je erre d’un bar à l’autre sur le boulevard Voltaire parce que c’est pas une bande de connards qui va me faire chier.
Ca m’est arrivé, du temps où j’étais jeune et belle, d’avoir peur pour ma peau. Rien de si sanglant que ce qui s’est passé aujourd’hui mais c’est – comment dire ? C’est très désagréable. Je sais ce que c’est qu’un PTSD – post traumatic stress disorder. Ca se réactive un peu quand ça a l’occasion, comme les champignons au pied. Coucou ? Te revoilà, toi ? Je reconnais les symptômes, ces vieux potes. Définition du survivant ? Ils se sent seul, coupable et inutile. Et tous les arguments n’y font rien. Je retrouve les vieilles montées de culpabilité délirante – salut, je me passais bien, bien de vous. Je retrouve tout ça, le cerveau serré comme dans une ficelle à rôti, la sensation d’avenir bouché, la peur du métro et des ascenseurs – c’est l’allergie au cercueil, cherchez pas – l’impression de flotter, les insomnies, l’hypervigilance. Bientôt, ce sera le monde tout plat et tout gris, la certitude que les oiseaux ne chantent pas : qu’ils hurlent. Et le besoin de bouger sans cesse, et le caractère qui change jusqu’au blanc de l’oeil. J’imagine que le combo psy / médocs / lecture de Voici sera aussi efficace qu’autrefois. (D’ailleurs, ça me fait penser qu’à l’époque, en plus de Voici, c’était Charlie qui me détendait.) Et je peux vous dire que ce qui marche vraiment, sur le long terme, c’est de créer ou rejoindre une assoce, un cercle, un parti, ce que vous voulez, avec comme seul but que plus jamais ça. Se mettre ensemble et agir contre. Genre ancien combattant mais en plus actif. Genre Act up. Ca, oui, ça fait du bien. Quand on sent toute cette énergie hirsute qui se fond à d’autres et qui va de l’avant, là, oui : on se sent revivre. Silence = mort, colère = action = vie. Pour le reste, l’important n’est pas tellement comment on tient : l’important, c’est de tenir. Et surtout, fuir les cons. Fuir les donneurs de leçon, les pénibles et les relous, les « secoue-toi un peu » et les « de quoi tu te plains ? T’es même pas mort ». Si ce truc peut servir à quelque chose, c’est bien à ça : nettoyer l’entourage des nuisibles. (Accessoirement, fuir les substances qui font du bien parce que ça aide pas de sortir d’un traumatisme pour tomber dans une addiction).
Mais on s’en fout, de moi. J’ai fait ma vie, j’ai fait des gosses, des livres et la fête, qu’est-ce qu’on me peut me retirer, hein ? Ce qui me scandalise, m’horrifie, me répugne et me fout la haine, c’est ce qu’on leur a fait, à eux. C’est à dire, à tous les jeunes. Ce que leur ont fait d’autres jeunes contaminés par une grille de lecture qui date de l’an 600 – ces putains de religions du Livre, ce putain de Livre pulvérulent et obsolète, ce prétexte qu’ont trouvé les vieux cons pour empêcher les jeunes d’inventer leur propre vie, bien le seul livre que je verrais cramer avec plaisir ! Ces jeunes contaminés par des vieux pleins de thune, de pouvoir et de rhumatismes et qui jouent aux osselets avec une génération afin d’obtenir toujours plus de thune et de pouvoir pour oublier leurs rhumatismes.
Sur le net, je regarde les visages, tous ces visages rieurs qui ont la beauté solaire des visages de vingt ans – ou trente ou plus si affinités, peu importe, ils rient tous – Lola Salines, Mathieu le géographe et les autres – « gardez-moi à mes mains, à mon cœur, à mes lèvres ceux que j’aime ! » Je compte les morts, je compte les blessés, qui comptera toutes ces blessures psychiques abominables, ces âmes grillées, ces gosses qui grelottent et qui secouent la tête encore et encore, pour chasser le bruit des balles qui ne part pas ? Et qui se frottent les mains parce qu’elles n’en finissent pas de trembler et qui pleurent parce qu’ils ne peuvent plus rentrer chez eux, ou qu’il n’y a plus de chez eux ou qu’il n’y a plus personne chez eux ?
Je suis désolée du monde qu’on vous a fait, les jeunes. Je suis tellement désolée.
Les vieux, vous savez, « ce sont juste des âmes perdues nageant dans la même nasse année après année, courant sur le même vieux plancher des vaches et pour trouver quoi ? Toujours les mêmes vieilles peurs. J’aimerais tant que vous soyez encore là. »
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