[nos amis les gens] Le sens du sacré
(une salle de catalogue)
Trey U. : Avec ces mains là, vois-tu, j’ai touché le manuscrit de Salammbô et le testament d’Evariste Galois – il est conservé à l’Institut de France. Juste à côté des épreuves corrigées de Balzac. Quand tu les ouvres, ces épreuves, tu vois tous les rajouts qu’a fait Balzac – ce type était un enfer éditorial. Il griffonnait les épreuves jusqu’à trouer le papier. Je me rappelle que la conservatrice qui feuilletait la liasse a trouvé un cheveu entre les pages. Elle a dit : « Tiens ? Un cheveu. Ca doit être celui d’un des typographes – ou c’est un cheveu de Balzac, peut être. » Et tu sais ce qu’elle a fait ? D’un geste négligent, elle a jeté le cheveu par dessus son épaule. Comme ça ! J’ai couru partout dans la pièce en piaillant : « Attrapez-le ! Faut le cloner ! » C’est terrible, cette négligence. J’ai même vu un conservateur jongler, littéralement jongler avec des galets cunéiformes – rédigés à Sumer aux alentours de 3000 avant J.C., juste. J’en avais les dents qui fissuraient. Et j’ai vu des magasiniers ronder froidement des exemplaires de la première édition de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Ronder, oui, c’est coller des ronds de couleur sur la tranche des livres, splatch ! A même le cuir. Et quand tu changes ton livre de salle, tu le dérondes – scratch ! – et tu le rerondes dans une autre couleur, mon dieu ! Aucun sens du sacré.