Un épisode de la série Club Van Helsing
La série du Club Van Helsing est née chez Baleine grâce à deux accoucheurs, Xavier Mauméjean et Guillaume Lebeau. Grâce à eux, j’ai eu la joie d’être photographiée par Philippe Asset et illustrée par Stéphane Valley. Et de manger des macarons de chez Ladurée avec Jean-Luc Bizien.
Le titre
Etant toujours accablée par la malédiction du titre, j’ai raté Dans les bras de Morphée, qui avait été déposé avant par un autre éditeur (car il y a un dépôt de titre, oui, moi aussi je l’ignorais).
Le héros
Vieux, catarrheux, asocial, c’est un marin buriné, un chasseur de cachalots même pas repenti, un solitaire même pas consolé, bref c’est Melville, l’auteur de Moby Dick. Et il a 188 ans. Sa bio officielle :
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Date de naissance : inconnue
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Lieu de naissance : 6 Pearl Street, Manhattan, New York.
Troisième de huit enfants, Senoufo Amchis est, dès treize ans, employé à la New York State Bank. A 15 ans, il travaille dans une ferme à Pittsfield, Massachusetts. Il s’inscrit ensuite au lycée classique d’Albany, enseigne quelques temps comme instituteur dans une école de campagne près de Pittsfield, suit des cours d’arpentage puis s’engage comme mousse à bord d’un navire marchand en partance pour Liverpool. Il se rend ensuite à Nantucket où il signe son inscription sur le rôle d’un trois-mâts baleinier de 350 tonnes, et embarque à New Bedford. Après le moratoire sur la chasse à la baleine, il s’établit aux Açores, où il continue la chasse sur un mode artisanal. Ses prouesses sont telles qu’il devient Grand Maître de la confrérie des tueurs de cachalots. (C’est à l’occasion de cette cérémonie qu’auraient été pris les premiers contacts entre Senoufo Amchis et Van Helsing.) Les années 1980 ayant vu la fin de la chasse au cachalot des Açores, Senoufo Amchis affrète un vieux gréement et part vers l’ouest. Désormais, on ne le croise à terre que le temps d’un calfatage.
Le monstre
Ce n’est pas Orphée, ce n’est pas Morphée, c’est Mormo, compagne d’Hécate, assimilée à la fois aux vampires et au croquemitaine.
Le décor
Senoufo va fréquemment se remonter le moral à La cotte d’armes, vieille taverne de Southward veillée par le chat Murr, celle-là même où Chaucer réunit les protagonistes des Contes de Canterbury en 1387 et où Jean Ray place ses Derniers contes de Canterbury, recueil où se trouve la plus belle nouvelle du monde : La plus belle petite fille du monde.
(La deuxième plus belle nouvelle du monde est La faim du monde de Xavier Mauméjean, in Bifrost 33. Je tenais à ce que vous le sachiez.)
Les recherches
Pour les métaphores maritimes, j’ai dû plonger dans un dictionnaire de vieux termes de marine, et puis j’ai consulté des annales de chasse à la baleine à l’ancienne, des magazines de mode de La City (si vous saviez…), des guides touristiques de Londres, quelques avis éclairés concernant les salafistes, un livre de cuisine anglaise (vous ne voulez pas savoir…) et l’inusable recueil de récits mythologiques gréco-romains (vous croyez savoir mais c’est bien pire que dans vos souvenirs.). Pour les putes pubères qui agonisent sur les docks, merci à Patricia Cornwell et son Jack l’éventreur : affaire classée. La description des conditions de vie des prostituées de l’époque victorienne est boursoufflifiante.
La musique
Senoufo écoute deux extraits de chanson, le premier est Le grand sommeil de Daho et le second L’autre bout du monde de Loizeau. Ca peut s’écouter sur Youtube mais je ne mets pas les liens, ils seraient vite no longer available due to a copyright etc.
Les dernières phrases
Elles sont intégralement pompées sur ce que dit Ismaël, le héros de Moby Dick, au moment de s’embarquer.
Voilà la première page
Le chasseur passa sa langue sur ses lèvres salées et avança un pied, doucement. Devant lui s’enfonçait un long couloir obscur, d’un noir liquoreux de vin cuit. Rien ne bougeait. Il faisait un froid d’otarie. Le chasseur cligna plusieurs fois ses yeux brûlés par la sueur, et avança encore.
A cette heure-ci, Bedlam ressemblait à un cimetière après une tornade. Dans la pénombre infra-rouge que percevaient les lunettes du chasseur, le vieil hôpital semblait plus lugubre encore qu’en plein jour. Un siècle plus tôt, ses murs épais résonnaient des hurlements des aliénés, et ils en gardaient le souvenir enroué et plaintif. Tout autour du chasseur, la pierre humide pleurait, par grandes taches sombres. Un récent incendie avait balafré le sol de coups de griffes, et crevé les hautes fenêtres. Elles portaient des bandages de planches entre lesquels une lune froide passait des doigts blancs. A travers son masque, le chasseur sentait l’odeur de brûlé et celle, bien plus ancienne, du désespoir – un relent de pisse et de larmes.
Il continuait à avancer, de sa démarche imperceptible.
Glisser le pied le plus loin possible vers l’avant / décoller le pied arrière / le faire glisser / ne pas se gratter le nez /
Sous le pied avant du chasseur, une des dalles s’enfonça légèrement. Il murmura un gros mot et reporta lentement son poids en arrière.
Le poids, oui.
Le poids posait problème. Les mouvements en posaient moins. Bedlam était quadrillé par les faisceaux de capteurs pyro-électriques, mais le chasseur connaissait cette technique : les cellules se rafraîchissaient d’elles-mêmes à intervalles réguliers, afin de ne pas se déclencher sous le lent mouvement de la lumière naturelle. Le chasseur en avait déduit, avec simplicité, qu’il suffisait de ne pas bouger plus vite que le soleil ou la lune. Après tout, il avait une très longue habitude de la patience, et les nuits d’hiver étaient interminables. La chaleur corporelle ne posait, elle, aucun problème : le chasseur portait une combinaison homéotherme. De fins capillaires pulsaient du fréon entre deux épaisseurs de polyuréthane, ramenant sa température externe à celle de l’air ambiant. Même l’air qu’il expirait était refroidi avant d’être expulsé. Il était aussi réenrichi en oxygène car Bedlam était truffé, en plus du reste, de détecteurs de dioxyde de carbone.
Mais si le chasseur réussissait à escamoter mouvements, chaleur, respiration, et savait se déplacer en silence, pour le poids, il n’avait trouvé aucune parade.
Sous son pied avant, la dalle remonta avec un cliquetis imperceptible. Le chasseur sentit un choc presque aussi léger sur sa nuque, et une infime piqûre près de la deuxième cervicale.
Shit.
Il se figea, pris de vertiges. La sueur trempait sa chemise de lin et ruisselait le long de ses cuisses.
Sa combinaison était blindée, bien entendu ; doublée de couches alternées de fibre de verre, de résine polyester et de céramique. Mais les articulations exigeaient une certaine souplesse : poignets, chevilles, coudes et genoux étaient en simple kevlar tissé, ainsi que le cou. Le chasseur résista à l’envie de porter la main à sa nuque. Il s’autorisa une pause, les yeux mi-clos derrière le plastique épais de son masque qui lui restituait toujours les mêmes ténèbres pourpres, désertes et transies. Tous ses muscles grelottaient.
Quelques minutes plus tard, il se remit à bouger.
Pouce par pouce, il enjamba la dalle piégée. Il commençait à discerner le grand escalier qui s’élevait au fond du couloir. Dans son esprit déferlaient de longues vagues glacées, des vagues grises qui poussaient devant elles leur galon d’écume et se balançaient, flanc contre flanc, sur un rythme aussi lent que le sien.
Le chasseur avança encore, imitant la reptation inexorable des marées.