Le prince aux pucelles

Le prince aux pucelles

in Rois et capitaines, Ed. Mnémos, 2009

Celle là aurait du devenir un livre édité par Xavier Mauméjean. Mais ça ne lui a pas plu. J’ai donc du l’arrêter en plein milieu, comme un mouton qu’on tranche en deux. C’était très désagréable. J’ai repris ce texte avec joie quand Stéphanie Nicot m’a commandé une novella sur le même thème. Jusqu’à ce qu’elle m’informe qu’il ne fallait pas dépasser 50 000 signes. J’en étais déjà à 70 000. Je vous présente donc le roman le plus tronqué, la novella la plus guillotinée, le texte le plus maltraité qui soit.

 

Invitée était un terme de courtoisie : la pucelle, une beauté de seize ans aux épaisses boucles noires, était arrivée au château en même temps que le prince. On la connaissait : c’était la fille unique de Fouque de Guimes et de Denise, une bâtarde du roi d’Odenbourg. Denise était morte en couches et Fouque, remarié par son suzerain à une veuve féconde, avait levé sa main protectrice de dessus sa première fille en espérant qu’une mort prompte le laisserait seul héritier du douaire de Denise. Le conseil de famille, trouvant le hasard trop lent, avait envoyé vers la jeune fille un vassal chargé de la tuer ou de la déshonorer, à son choix. Mais la fille lui avait échappé. Réfugiée un temps dans une mine sur les terres de Guimes, elle avait finalement demandé asile à Hulst. Le prince, tenant dans sa main, par droit légitime, le pouvoir de disposer des femmes de tous ses féaux, refusait de la rendre à sa famille.

Interrogée sur son prénom, la fille avait répondu, avec modestie, qu’elle porterait celui que son maître choisirait pour elle. Pris de court, le prince l’avait appelée Blanche. Depuis elle gardait la chambre, filant le lin, refusant avec un doux sourire tous les partis que le prince lui proposait, parlant peu et se contentant de le regarder avec un air entendu auquel il n’entendait rien.

Il revenait quand même, tous les soirs, pour le plaisir de s’asseoir dans cette chambre silencieuse où dominait l’odeur de décomposition végétale du lin brut. Le dos vouté, les cuisses écartées, les coudes sur les genoux et les mains entre les jambes, le prince fixait Blanche sans mot dire. Le mouvement des mains de la jeune fille, déroulant son fil de la quenouille au fuseau, semblait avoir sur lui des vertus apaisantes. Le grincement du rouet en train de tourner rappelait les grillons de l’été.

Blanche disparut un matin. Sa police étant bien faite, le prince su que la jeune fille avait prêté l’oreille à une vieille parente venue la chapitrer : Fouque, son père, l’attendait sur le glacis, hors les murs du château, avec deux bons chevaux. Il s’était dérangé jusqu’ici, en pénitent. Il regrettait ; il voulait qu’elle fasse cesser cette situation qui nuisait à l’honneur de sa famille. Blanche était descendue lui parler ; elle n’était pas revenue.

Le prince lança des hommes à sa recherche. On lui apprit qu’au soir de son retour sur les terres de Guimes, après le souper, Blanche s’était trouvée mal. La famille l’avait mise au tombeau en toute hâte. Exhumé, le corps se trouva encore vivant, et respirant, quoique totalement sans connaissance. Le médecin princier, convoqué, parla de poison. Avec deux de ses doigts gantés, il ôta de la gorge de Blanche un quartier de fruit. Il le jeta à un des chiens de Fouque, qui mourut rapidement. Fouque dû acheter, très cher, le pardon de son suzerain : tout l’héritage de Denise changea de main.

On déposa le corps de Blanche dans le pourrissoir du château d’Hulst. Il resta là de longs mois, respirant doucement. Le prince venait le visiter chaque soir, muet, scrutant à la lueur d’une chandelle le visage paisible. La poitrine se haussait et s’abaissait lentement sous le corsage noir que l’humidité abîmait. Le prince y portait parfois la main.

Un jour, on trouva le corps dérangé, les seins bleuis, les jupes mal rabattues sur les jambes disjointes. Quelqu’un, on ne sut pas qui, s’était approprié brutalement ce semi-cadavre. L’évêque de Vittinghof intervint pour que cesse cette situation impie, et le prince décida d’inhumer à nouveau Blanche, aux côtés de sa mère cette fois.

Quand Fouque de Guimes voulut tirer le couvercle du cercueil sur le sourire si vivant de sa fille, un frisson glacial le parcourut. Il lâcha le couvercle, qui rebondit sur les dalles de la chapelle dans un épouvantable fracas. Chacun, dans l’assemblée, tourna alors son regard vers le prince. Celui-ci, tout de blanc vêtu et le visage livide, ressemblant plus que jamais à une statue, quitta son banc pour s’avancer vers Fouque, qui recula.

Le prince se pencha au dessus du corps de Blanche. Doucement, il prit l’aiguille qui tenait les cheveux de la jeune fille et l’enfonça dans la poitrine menue, jusqu’au coeur. Ensuite il ferma le cercueil, revint à son banc, joignit ses mains ensanglantées et s’agenouilla. Toute l’assemblée l’imita ; on n’entendait que le froissement des vêtements de deuil contre les prie-Dieu. Le prêtre acheva la cérémonie et on se sépara sans un mot.

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