Parce que sur L’Express, on est limités à 25 000 signes balises html comprises, sgrmbl.
La femme Internet
Ce siècle avait 6 ans. Déjà Youporn perçait sous Youtube. Ah ! Lointaine époque pleine de gros câbles ethernet et de petits sites persos, où les investisseurs échaudés par la bulle hésitaient au bord du web : « Ils ne l’évoquaient que comme une curiosité pittoresque d’ados boutonneux. » Et quand on essayait de leur expliquer « qu’un jour, très prochain, même nos grands-parents seraient connectés et qu’Internet allait bouleverser profondément les rapports sociaux, le rapport au travail, à la politique, à la médecine, à l’espace, au temps », on provoquait « l’hilarité générale ». C’était l’époque du triomphe de Myspace et des balbutiements du « web participatif », « une parole jusque là interdite, une vaste partouze d’opinions, de rancoeurs, d’envies, d’étonnements, de félicitations et d’insultes. » Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, de Suicide girls, de lulz et d’arnaque au référencement, quand on collait « britney spears gros seins » dans les keywords (j’ai été référenceuse, je me souviens). On découvrait BFM, on commentait le CPE et le coup de boule de Zidane, on pensait qu’Internet devait « s’arrêter aux frontières du réel », voire qu’Internet « allait permettre de faire une vraie démocratie. » On s’écharpait sur la loi DADVSI tandis qu’aux portes de la presse écrite grondait « une énorme crise. Une crise économique sans précédent et dont, malheureusement, la plupart des acteurs n’avaient pas encore conscience. » Frédéric Lefebvre voulait interdire les pseudos et l’anonymat avec des trémolos dans la voix : « Combien faudra-t-il de jeunes femmes violées avant que nous réagissions ? Combien faudra-t-il d’enfants morts à cause de faux médicaments vendus sur le web ? […] Le lobby d’Internet est très puissant, on le sait. Mais faudra-t-il attendre qu’il y ait des dégâts irréparables pour que le monde se décide à réguler Internet ? » A quoi John P. Barlow répondait par anticipation, en 1996 : « Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberspace, la nouvelle demeure de l’esprit. […] Vos notions juridiques de propriété, d’expression, d’identité, de mouvements et de circonstances ne s’appliquent pas à nous. Elles sont fondées sur la matière, et il n’y a pas de matière ici. »
Vous voyez le décor ? Alors entrons dans l’action.
Première partie : où l’on parle « de pizzas et de menaces de morts »
Tout commence « le vendredi 18 août 2006, vers 23 heures. » Christophe est un jeune père de famille. C’est aussi un journaliste débutant qui travaille pour un site d’info et croit dur comme une tablette à l’avenir d’Internet. Pour l’heure, il « ressasse l’équation deuxième enfant = gouffre financier » sans trouver de solution, car c’est le genre d’homme qui « nourrit une passion pour les solutions de compromis. » Oui, c’est un homme, c’est à dire un humain – contrairement aux deux autres héros de l’histoire qui sont des dieux mais nous y reviendrons.
Et puis non, allons-y tout de suite : sur trois héros, il y a deux dieux – Héphaïstos le forgeron et Diane chasseresse. C’est à dire qu’ils sont tous deux divinement autarciques, sans besoins affectifs, sans besoins matériels – des désirs, ils en ont, mais de ces besoins pressants qui oppriment les mortels, non. Comme tous les dieux, ce sont de grands dévorateurs, l’un de bouffe et de bits et l’autre, de crèmes et de jeunes garçons. Et comme tous les dieux, ils ont les pieds coulés dans le marbre de leur piédestal (« Une vie entièrement bétonnée »). Ils se prénomment Paul et Marianne – Paul, le dieu de la forge numérique, claudiquant sous le poids d’une agoraphobie sévère, et Marianne la chasseresse, qui chope toujours et ne s’arrête jamais. Le troisième larron, Christophe, est un être humain. C’est à dire qu’il gagne son pain à la sueur de son front, qu’il vit en couple à distance, qu’il a des enfants pas complètement exprès, tout ça. Et que c’est un créateur. La morale voudrait que ce soit lui qui s’en sorte le mieux mais que peut la morale face aux dieux ? Christophe est trop pris dans « le contingent et l’inextricable », comme le dit si justement Yourcenar. Peinant, englué, il attend que « le reste du monde se rende compte qu’Internet existe et lui donne de l’argent. » Au détour d’un mail, il tombe sur une sextape, celle d’une jolie blonde qui s’appelle Marianne.
Marianne boit trop, vomit beaucoup et appelle les hommes à côté desquels elle se réveille des Bobs. Sinon, elle est pionne dans un lycée et lit Guy Debord. Elle tient un blog sexe, aussi. Pour elle, Internet n’est pas l’avenir : c’est le présent. Un endroit où on peut « mener une double-vie sous le nom d’Etoile du désert pour oublier qu’on s’appelle en réalité Robert et qu’on est comptable dans le Loir-et-Cher. » (Le Loir-et-Cher n’a jamais eu la cote auprès des artistes, Dieu seul sait pourquoi.) La « vue de son cul en libre accès sur Internet », très exactement sur Youporn, lui retourne la tête. Compatissant, Christophe l’invite dans une chatroom pour lui présenter « un type qui s’y connait assez bien en technique » et qui pourrait l’aider. Paul.
Nous voilà donc chez Paul, ou plutôt chez ses parents. Car Paul a dix-neuf ans et habite encore chez ses parents. Ou plutôt, il y meurt d’ennui. Les scènes entre Paul qui agonise, sa mère qui le remplit de pâtes et son père qui le psychanalyse à la fourchette sont absolument mémorables (« Il dut faire un immense effort sur lui-même pour ne pas se lever, faire le tour de la table et les égorger l’un après l’autre. »). Le reste du temps, Paul programme, hacke, craque, et écrit des comments à Minc et BHL (« Alain Minc me fait frissonner. ») A la demande de Christophe et Marianne, il lance une attaque DOS et effondre Youporn. Bien sûr, il a tôt fait de découvrir que le fauteur de vidéo est l’ex de Marianne. (« Tu lui as fait quoi à ton ex pour qu’il te pourrisse comme ça ? J’espère qu’au minimum tu t’es tapé son père. ») Marianne décide de se débrouiller pour qu’en cherchant le nom de son ex, « Google renvoie vers des pages sur les problèmes d’érection et de micro-pénis. » Ce qui donne à Paul une idée géniale de [no spoil, vous n’avez qu’à acheter le livre] qui le rendra riche à millions.
Pendant ce temps, Christophe se demande s’il publiera un article au sujet de la sextape de Marianne, c’est à dire de la naissance du revenge porn, sur son site d’info ; et se répond que non. Ses patrons n’apprécient pas sa délicatesse. « Préoccupation éthique versus pragmatisme économique » : qui choisit l’éthique choisit la porte. Christophe goûte au chômage tandis que Paul s’en va causer à de curieux potes, les Anonymous. L’ex disparaît instantanément sous une avalanche de menaces de mort et de pizzas (« Toutes les dix minutes, ça sonne chez moi et c’est un livreur. Je n’ai pas dormi depuis deux jours. ») « Il a cru qu’il pouvait faire les saloperies qu’il voulait sur Internet ? Bah il s’est planté. Il est chez nous, et il paye. »
Puis Marianne et Christophe se rencontrent irl, ce qui nous permet de constater que Lecoq a le sens de l’effet-de-réel, cette langue simple et posée qui donne de l’épaisseur aux minutes les plus fugitives : « Lucas s’était endormi dans la poussette pendant le trajet en bus. D’une main, Christophe manoeuvra doucement l’engin pour l’orienter vers l’ombre afin que les rayons du soleil ne le réveillent pas. » Après quoi il finit son café et va rencontrer un patron de presse qui lui offre de vendre son âme au diable – au papier. « Pour l’instant, le papier c’est encore l’avenir. » Le bonhomme est mort de rire : « Vous vous voyez lire un roman entier sur un écran ? Non, n’est-ce pas ? » Christophe va confier son chagrin à « une chasse d’eau chromée ». Il regarde la porte des chiottes, il regarde ses chaussures. « Il ne savait pas s’il devait prévenir Marianne tout de suite. Il ne savait pas quoi répondre à Louis. Il ne savait même plus dans quel ordre s’occuper de ces problèmes. » Marianne, elle, retourne à son job alimentaire, ce qui permet à l’auteure de faire, en un paragraphe, le scalp des baby-boomers.
Les anciens employeurs de Christophe n’ont pas l’éthique chevillée à la queue, on l’a compris. Raison pour laquelle l’article sur le revenge porn paraît quand même. Marianne, qui croit à un coup de Christophe, part en sucette. Du coup, Christophe aussi a les ovaires qui lui montent au chignon – à sa façon. Il « tapa du poing sur le canapé dont le velours défraîchi ne rendit qu’un « pfff » mou et étouffé. Il se dit que c’était le bruit de sa vie. » Et de son côté, Paul pique aussi une colère de lapin : ses parents lui ont confisqué son ordi. Ce qui nous offre une autre scène d’anthologie car sa mère, après avoir enfilé les perles usagées (« tu vas patienter quarante-huit heures dans la vraie vie avec de vrais gens à faire de vraies choses » et autre « je te l’avais dit, Alain. Il est incapable de passer ne serait-ce qu’une journée sans son informatique. Tu appelles ça comment ? Moi, je dis que c’est de la dépendance. En plus, ça le rend violent. »), finit par dire ce que les mères ne doivent pas dire, jamais : « Et moi ? Tu penses à moi ? A la déception quotidienne que c’est d’avoir comme seul enfant un maigrichon asocial et haineux ? » Paul s’enfuit, Marianne et Christophe vont le chercher à la gare et c’est ainsi que le trio se trouve réuni et que Paul prouve sa nature de dieu. C’est à dire qu’il obtient ce qu’il veut (un bel appartement bien placé avec plein de thunes) rien qu’en claquant de la souris.
– Je sais que t’as que 19 ans, mais t’es au courant qu’il faut des fiches de paie et des cautions pour louer un appart ?
– Je sais que t’as que 25 ans, mais t’es au courant qu’il existe un logiciel qui s’appelle Photoshop et qui permet de faire de faux papiers ?
Décidément, je vous laisse découvrir quelle idée chaleureuse va lui remplir le rib pendant les prochaines années. Sachez seulement que vous en apprendrez beaucoup sur les paradis fiscaux (« de l’avis général, le must était le Delaware. D’ailleurs, c’était celui qu’avait choisi Google. »). Laissant Paul patauger dans la e-paperasse et Christophe dans le chômage, Marianne s’en va à la Sorbonne se faire maïeutiquer par son professeur (« Elle regretta que monsieur Moulu ait 55 ans de plus qu’elle, sinon elle l’aurait épousé sur le champ. ») Elle découvre qu’au service des bourses, on étale des seins à défaut de fric. « Le service des bourses n’employait que des femmes sévèrement nichonnées afin de déconcentrer les étudiants à la recherche de financements. » Et elle trempe dans l’encre son plus beau clavier pour répondre aux contempteurs d’Internet, que l’article sur le revenge porn a réveillés : « Avoir un ex qui déballe sur Internet une vidéo d’ordre très privé, c’est déjà assez désagréable. Mais il y a bien pire : qu’un homme politique récupère l’affaire dans un but idéologique. » La prise de position est assez bien torchée : « Les internautes ne sont pas des abrutis qu’il vous faudrait dresser. Laissez-les, laissez-nous en paix. »
Bilan de l’histoire ?
– Et puis tu as gagné deux amis dans cette histoire.
– C’est pas des amis, c’est des sacs à emmerdes.
Deuxième partie, neuf ans plus tard : Bienvenu dans le nouvel Internet.
(« Est-ce que je ne t’ai pas toujours dit que le jour où tout le monde serait connecté, ce serait la fin du web ? »)
Christophe a 40 ans. Il travaille pour un site d’infos et ça le déprime. Il applique des techniques de management banales pour dénouer des situations de stress banales (« pour embaucher plus de gens, il fallait que le site rapporte plus d’argent, pour que le site rapporte plus d’argent, il fallait embaucher plus de gens. ») Résultat ? Il s’emmerde à mort et se fait des nœuds au cerveau au sujet de sa cadette. Mais alors des GROS nœuds (je ne vais pas tout spoiler). Son seul moment de détente, c’est la chatroom #lesamis qu’il partage depuis neuf ans avec Marianne et Paul.
Marianne continue à ne pas travailler – au fait, elle travaille pour Paul, soit une sinécure grassement payée – et Paul pas davantage. Christophe est toujours maqué, Marianne et Paul toujours pas. Sauf que, si Marianne se goinfre encore de Bobs, Paul a « rencontré quelqu’un ». Qu’il résume d’un lapidaire « la porte de mon frigo a plus d’expression qu’elle. » Pendant que ces deux-là se les roulent, Christophe le tâcheron nous apprend quelques détails croustillants sur les sites d’infos – comment on truque les chiffres d’audience, comment on se fait choper, comment on booste les vrais chiffres d’audience après s’être fait choper grâce à une technique à la minority report (« Il paraît qu’elle peut prévoir deux semaines à l’avance les sujets qui vont buzzer. ») Et ensuite, comment on rentre chez soi pour n’y pas trouver une femme qui en a assez de vous attendre et deux enfants coincés devant un écran. Alors Christophe se détend en écrivant des mails d’insultes (« Chère EDF/GDF, Cher enculé du troisième étage, Cher banquier »).
De son côté, Marianne cherche l’orgasme et à finir sa thèse. Hélas, « même en regardant tout au bout de la ligne d’horizon du plaisir avec une paire de jumelles, il n’y avait rien. » Hors Deleuze et Debord. Alors elle rentre chez elle, une glacière « pleine de charme ». Car Marianne a décidé de mettre un terme à son existence d’employée de Paul. Ce qui implique de réduire son train de vie. Et « à Paris, en pleine crise immobilière, un appart au loyer abordable était un appart en ruine. » En ruine, et hanté. Si. Par « une certaine Julie Bêcheur, surnommée Rose de Mai en hommage à sa beauté, fruitière-orangère de son état et qui travaillait aux Halles. » En 1775.
Si Christophe est toujours dans la demi-mesure invivable, Marianne est décidément dans la décision qui tranche les noeuds et les doigts en dessous. Elle note donc avec sérieux :
« EDF/GDF => arrêter de mettre le chauffage.
Courses alimentation => ne plus / moins manger ? »
Je compatis. Moi aussi j’ai essayé, une fois. Je vous annonce : ça ne marche pas.
Mais pourquoi Marianne se donne-t-elle tant de mal pour « opter pour un mode de vie plus traditionnel » ? Parce qu’elle a une petite fille, Léonie ? Ou parce que neuf ans avant, elle se répétait « il faut enfin que j’arrive à m’insérer dans la société », alors il est logique qu’elle boucle désormais sur « il faut enfin que j’arrive à trouver un travail. » Toujours les dieux ont fait des pieds et des ailes pour descendre parmi les mortels, et jamais ils n’ont expliqué pourquoi. Peut-être trouvera-t-on un début de réponse dans L’ennui de Moravia, mais un autre jour.
Pendant ce temps, Paul règne sur son Olympe dans le Marais. Il goûte le plaisir pur « de se promener chez lui la bite au chaud. » C’est ce moment de plénitude que choisit Marianne pour lui annoncer sa décision de ne plus faire équipe avec lui. Et il se trouve que cette collaboration est indispensable à Paul. Qui pousse des hurlements multimédias – chat, mail, appels vidéos, voix synthétique, voire discussions irl, tout y passe. Marianne le laisse à sa ire et va s’occuper de sa fille Léonie, qu’elle a eu avec son pote gay. Ce qui donne à l’auteure l’occasion de camper l’institutrice homophobe la plus politiquement correcte de l’histoire de l’Education nationale. (« Tous les enfants sont réactionnaires comme vous dites. Ils aiment la norme. Vous ne semblez pas très concernés par la manière dont Léonie peut vivre la situation à l’école. »).
Tandis que Marianne opte pour le métier de pigiste, Paul décide « d’aller sur twitter pour torturer un peu Nadine Morano. » En quoi il excelle : « Ma bonne dame, apprenez que tout troll vit aux dépends de celui qui lui répond. » Puis il décide de se rendre au Franprix car les gens heureux n’ont pas d’histoire. Mais lui, par contre, a des visions dantesques, quelque part entre Bret Easton Ellis et Joan Didion au rayon PQ : « Dans sa vision latérale, il apercevait les galeries d’aliments géométriquement empilés selon un classement abrupt, condiments, pâtes, surgelés… Des tonnes et des tonnes de bouffe entassées du ras du sol jusqu’au plafond, des gratte-ciels de consommation. Toute cette bouffe, tous ces trucs destinés à être mâchés, mélangés à de la salive, avalés, digérés et, enfin, chiés. Impossible d’imaginer des emballages marron représentant le type d’excrément que vous alliez produire après avoir digéré ces délicieux bâtons de colin. […] La porte vitrée du Franprix reflétait les rayons du magasin. Toutes ces formes, ces pots, ces couleurs, tubes, briques, cartons, plastiques avec à l’intérieur une mélasse identique, que ce soit en poudre, liquide, crémeuse, surgelée, que ça serve à laver le linge, à manger en dessert, à récurer les chiottes ou à assaisonner les pâtes. « Je suis sûr que c’est toujours le même produit, avec la même formule chimique. » Un truc qui pouvait servir aussi bien à lutter contre le calcaire qu’à nourrir un nouveau-né. » Bref, Paul flippe. Et il appelle à l’aide.
Arrive sa petite amie, Sophia – la sagesse. Aimante, elle est aimée en retour (en plus, elle ressemble à Khaleesi alors bon). Du moins, autant que Paul est capable d’aimer, ce qui ne va pas loin. Car en amour, le dieu forgeron se réincarne en Valmont. Il préférerait égorger sa Tourvel avec une clef usb qu’avouer la chose à ses amis – « trop ringard ». Cette lâcheté va lui coûter son ambroisie. Car le moyeu de toute intrigue, dans La théorie de la tartine, c’est la lâcheté. La lâcheté, c’est la faille qui n’en finit pas de s’élargir jusqu’à engloutir une vie – celle de Christophe, celle de Paul. Et l’absence de lâcheté, c’est un roc auquel on se cogne chaque jour dans ce monde de lâches – cette douleur là échoit à Marianne.
Christophe, lui, affronte sa pire terreur : Paloma. Ah ! Paloma. Paloma, c’est Kali. C’est une Gorgone. C’est Méduse ! C’est une femme à gros seins. « La meuf du marketing éditorial ? On dirait une succube dont l’unique but est de pourrir ma vie. […] La vision que cette femme avait d’Internet (une machine à fric), du journalisme (une machine à fric), et de la vie en général le répugnait intégralement. » Ce dragon veille sur une boite magique, un logiciel de détection de buzz qui impose et les thèmes d’actualité à traiter, et les termes exacts à employer dans les articles. Ah ! « Paloma, qui représentait l’interface humaine et nichonnée de l’algorithme. » Christophe et sa rédaction sombrent dans un mysticisme apocalyptique : « A terme, tous les sites seraient contaminés par la machine », songe Christophe en regardant une de ses journalistes : « Elle avait le visage d’une jeune vierge choisie pour le sacrifice du solstice. »
Pendant ce temps Marianne, devinez ? Cherche du travail. Tout en glandant sur Internet. Où elle découvre le Big Data. « Elle dut admettre l’évidence : elle avait encore trouvé un moyen de faire autre chose que chercher du boulot. » Mais nous, on en prend plein les yeux : « Le véritable bouleversement, c’était que ces informations pouvaient être croisées avec votre vie quotidienne off line. Notamment via les cartes de fidélité que la moindre boutique vous proposait. Jusque-là, Marianne avait cru que ces cartes servaient simplement à fidéliser un client grâce à la ristourne de 20% promise au bout d’une dizaine d’achats. En réalité, il y avait un intérêt stratégique à récupérer des infos de façon personnalisée. Nom, adresse, âge, situation familiale, liste des achats effectués à chaque passage en caisse, fréquence des achats, sommes dépensées en moyenne. Autant d’indices qui aidaient à vous profiler, une fois recoupés avec votre profil web. Cette évolution était appelée à s’accentuer grâce aux applications et aux objets connectés. Et c’était justement dans le domaine médical que le stockage de données explosait. Les pèse-personnes et autres gadgets pouvaient transmettre aux entreprises des informations très personnelles sur l’évolution de votre état de santé. […] Chaque firme détentrice de ce type d’informations pouvait revendre ses fichiers clients. C’est ce qu’avait fait une entité surprenante : l’État français. Depuis septembre 2011, le ministère de l’Intérieur commercialisait les noms, adresses, numéros de téléphone, marque de voiture des nouveaux détenteurs d’une carte grise. […] Le Big Data, c’était tout connement ça. Une véritable manne d’infos, un « pétrole moderne » à disposition des entreprises. » Et le souci, voyez-vous, c’est qu’ « Internet n’oublie jamais, tu le sais.
– Je sais. Mais avant, Internet était coupé de la vie réelle. » Plus maintenant. Même Michel Serres est d’accord : « Le web n’était plus la cour de récré qu’elle avait connue, c’était désormais le champ d’une bataille incertaine entre des Etats, des multinationales et des individus qui, eux, voulaient protéger leur vie privée et leurs droits contre le contrôle imposé par les deux précédents protagonistes. » Je me demande si le « incertaine » n’est pas de trop. « Elle finit par trouver le nom d’une entreprise, Dataxiom, un « data-brokers » chargé de la collecte et de la revente des données personnelles des internautes. […] Ils avaient tous, en tant qu’internautes, fourni leurs données. Le pouvoir alors détenu par des entreprises privées devenait absolu. Un pouvoir que les citoyens n’auraient jamais accordé à un Etat. » Suite à ces révélations, Marianne réfléchit : « Elle était convaincue d’une chose : il fallait qu’elle travaille. »
Paul n’adresse plus la parole à Marianne, laquelle squatte sur son canapé. Ce qui fait que Christophe chate avec Paul au sujet de Marianne qui maile à Christophe au sujet de Paul dans un silence terrible. Ce livre est un flot de flux qui s’entrecroisent et ne se rencontrent pas.
Quand il ne maile-chate pas, Christophe se branle sur des femmes qui ressemblent à Paloma. « Blondes, cheveux filasses, big boobs, teint malade. » « German », quoi. Puis « german bondage anal. » Pour en arriver à cette magnifique expression : « Il s’en serait râpé la bite sur un mur en crépi pour se calmer. » Et ça n’arrange pas sa sexualité de couple, ah non. Et pas que sa sexualité. « Plus rien n’était léger. Même pas le sexe. Tout était devenu lourd. Compliqué. Fatiguant. » Du coup, il devient aveugle. Pour ne plus voir Paloma ? Plutôt parce qu’il a perdu sa femme, Claire. Alors il sombre. Il le sait, et il le dit à son psy. « Il avait à peine fini de parler qu’il se produisit une chose prodigieuse : une tache lumineuse apparut devant ses yeux. […] Preuve ultime qu’il s’était correctement auto-diagnostiqué. Si la psychanalyse c’était aussi con que ça, Freud était un authentique génie. » Hôpital, guérison, maison, explication. Ce qui nous donne la plus belle litote de ce siècle : « Je sais que j’ai peut-être un peu abusé des écrans ces derniers temps. » Avec élan, Christophe choisit une fois de plus de ne pas affronter la situation. Mais Claire, si : « Elle s’avança et lui donna un coup de pied en plein dans le tibia. » Au bout du compte, ils ne font tous deux que le constat habituel quand on est deux à bosser et qu’on a des enfants en bas âge : « Et après, les choses se sont dégradées petit à petit […] je me disais toujours que c’était une période transitoire. » Christophe s’effondre.
Paul aussi. A cause de « nems maléfiques ». Parce qu’Aphrodite – non, Sophia – enfin je vous laisse découvrir comment celle-ci se transforme en Némésis. Mais sachez que Lecoq a vraiment l’art de montrer une même situation à travers plusieurs paires d’yeux jusqu’à ce que le décalage entre les focales fasse exploser l’image.
Ah ! Cet épilogue où tous les trois, rendus au sol, n’ont plus que la réalité rugueuse à étreindre. Paysans ! C’est du pur Lecoq, c’est à dire que ses dieux déchus et son Deucalion aux pieds sanglants se pintent au rhum en récitant du Rimbaud. « On a perdu. La fête est finie. Le web et la société ont fusionné. Notre échappatoire nous échappe. » Et comme il le faut bien : « Avouez qu’on a bien rigolé quand même. »
Avant toute chose, je veux dire merci à Lecoq pour m’avoir rendue moins bête. Tout au long de sa tartine, elle ouvre des fenêtres sur le web. Et non seulement elle commente avec érudition les éléments du paysage (le lol, le lulz, le DOS, 4chan, /b/, les attention whores, les Anonymous, l’infotainment, le multitasking, tout) mais elle lâche par dessus la balustrade un appareil critique qui éclaire la modernité moderne – la notre, celle dans laquelle nous pataugeons au quotidien sans lanterne.
Elle expose dans le même temps, avec une méticulosité stendhalienne, la cécité des rapports humains, montrant des paquebots d’amour qui sombrent sur un simple quiproquo, un chat mal lu, un texto mal reçu.
De loin en loin, elle fait aussi de délicieux inserts sociologiques, comme autant de pauses dans le flot. Par exemple, elle nous montre Marianne brodant sur le canevas de Beauvoir : « Qu’on ne naisse pas femme mais qu’on le devienne, certes. Mais il semblait qu’on ne le devenait jamais tout à fait. On ne se sentait jamais correspondre exactement à cette figure. […] On se sentait toujours par moment pataude, maladroite, inachevée, imparfaite, floue. […] Cette incomplétude était une source de mal-être pour elle et ses amies. […] Du coup, c’était leur identité même de femme qui leur pesait, comme un échec quotidien sans cesse renouvelé. » Ou Paul et ses amis les geeks défendant becs et ongles son Internet : « Ils la leur laissaient, leur société pourrie. Ils se construisaient juste un autre espace en parallèle. » A cette occasion, Lecoq dépeint le web avec une verve despentienne :
« Il fallait ne pas se satisfaire du monde tel qu’il était pour partir s’installer à mi-temps dans un univers peuplé d’autres migrants boiteux. Le web avait été les Amériques des handicapés sociaux. Des bras cassés de la réalité. Des borgnes, des tordus, des mal foutus, des insatisfaits, des timides, des dépressifs, des révoltés, des paranoïaques. De ceux qui n’avaient pas confiance en eux et ceux qui n’avaient pas confiance dans les autres. De ceux qui étaient trop cyniques ou trop idéalistes pour se contenter de la réalité dans laquelle on les obligeait à vivre. Et c’était souvent les mêmes. »
Il y a aussi ce magnifique passage sur les jeux vidéos pour gosses : « Christophe s’installa dans le canapé et se demanda si ce jeu hyperréaliste était conseillé pour un garçon de dix ans, mais très vite, il fut bluffé par les graphismes et l’animation. […] Après vingt minutes passées à pulvériser des zombies dont les chairs éclaboussaient l’écran avec un réalisme jubilatoire, Christophe décida de s’intéresser au jeu de Chloé. En voyant l’écran bariolé de rose, il faillit perdre un dixième à chaque œil. C’était sans doute l’un des trucs les plus moches qu’il avait vus de sa vie. Les couleurs bavaient dans tous les sens, les dessins étaient affreux. Il demanda à Chloé ce qu’il fallait faire.
« D’abord tu dois habiller ton personnage le mieux possible pour qu’elle trouve un travail. Après tu gagnes de l’argent et tu vas faire du shopping et après tu vas dans une soirée et tu dois épouser le garçon le mieux habillé mais il faut que tu sois la mieux habillée aussi. Et après, tu dois créer la meilleure robe de mariée et si tu réussis, tu as gagné. » Il regarda sa fille dont le doigt faisait défiler mécaniquement sur l’écran des dizaines de minijupes identiques. Elle avait un voile d’ennui devant les yeux.
« Mais c’est pas répétitif ? »
Elle leva ses yeux vides vers lui.
« Si, un peu.
– Tu préfères pas les jeux de ton frère ?
– Si, mais c’est des jeux de garçon. »
On retrouve de ci, de là quelques uns des gimmicks de l’auteure, sur les crèmes hydratantes ou les joies du freelance : « On n’a aucun acquis sociaux, on ne sait même pas quels sont nos droits, on est corvéables à merci y compris le week-end, on est payé QUE quand on travaille. Donc évite de cracher sur les représentants de ce qui est, selon toute vraisemblance, l’avenir du monde du travail. »
Mais on découvre aussi de nouveaux thèmes, qu’on sent issus de longues nuits blanches : « Une étrange loi voulait que l’état normal d’un enfant soit la maladie. » D’ailleurs le refrain de la parentalité revient avec entêtement, notamment dans cette tirade sur Doctissimo qui « avait un énorme avantage sur « l’autre » médecin : il pouvait répondre dans la minute à toutes ses interrogations. […] « Fuite liquide transparent grossesse », « faire du sport enceinte dangers ? » « escarres allongée trop longtemps », « TF1 replay » ». Et qui aboutit à une note pleine de sensibilité : « Ce qu’on cherchait sur le web racontait par petites touches impressionnistes notre vie, comme une sorte de Monet informatique. »
Tout aussi poétique est cet insert sur la rythmique du clavier : « Au milieu du silence de l’après-midi, le silence des chômeurs, des free-lances et des retraités, elle l’entendait pianoter sur son clavier. Chaque individu avait son rythme bien à lui pour taper, une manière d’appuyer sur les touches qui créait une musique particulière, totalement personnelle. » La musique du Net.
Par contre, la vision de l’amitié n’est plus celle du vert paradis des amours adolescentes des Morues (« Tu sais très bien que tu es ma seule amie, espèce de salope. ») Marianne a même droit à un événement, ce moment pénible où un bientôt-ex-ami se mêle de vous expliquer que tout est foireux dans votre vie et que tout le monde pense comme lui (« Ca fait longtemps qu’on veut te le dire. ») Car il y a un âge pour tenir compte de l’opinion des autres, et un âge pour se torcher avec. « Elle avait voulu écrire un article pour raconter comment l’Internet libre et ouvert de sa jeunesse était devenu un espace fermé et fliqué, et voilà qu’on lui balançait que c’était aussi le cas de sa propre vie. Mais si elle était heureuse comme ça ? Elle murmura : « Je suis la femme Internet. » »
En cerise sur la tartine, on tombe sur le fameux humour lecoqien, de « Tu veux me cuisiner ? J’ai l’air d’un concombre ? » à « Mais la bite, dit-il en brandissant son croissant flasque devant la caméra, c’est précieux pour un homme » en passant par « Putain, je viens de discuter avec un community manager, franchement, c’est un vrai boulot, ce truc ? » et « Mais quel homme pouvait s’appeler Caroline ? »
La théorie de la tartine, elle, pourrait s’appeler Pavane pour une idée d’Internet défunte. Parce que « Internet, c’est juste des codes informatiques qui ont failli améliorer le monde », et parce que ça sonne mieux que Mythologie des bits. Merci à l’auteure pour tout ce qu’elle m’a appris, même si maintenant, j’ai envie de mourir en avalant ma carte Marionnaud.