Guedeja del mar [texte intégral]

guedeja

Nouvelle inédite

Inspirée par Karen Blixen.

Au siècle dernier, dans un petit port de pêche danois nommé Hirtshals, vivait un vieil homme qui s’appelait Jens.
Il prétendait avoir été Terre-neuva, rescapé de quatre naufrages et cent vingt tempêtes, mais personne ne l’avait jamais vu mettre un pied sur un bateau. Il passait ses journées assis sur le seuil de sa cabane, face à la mer. Deux ou trois fois l’heure il crachait vers elle un long jet de salive. Il ne s’éloignait jamais du rivage, sinon pour aller au bistrot, mais il ne s’approchait jamais de la ligne d’écume.
Personne, à Hirtshals, ne se souvenait d’avoir vu Jens travailler. Il allait chaque samedi retirer au comptoir de change quelques billets qu’il dépensait presque tous en kvas et en bière, le reste lui servant à acheter du tabac, du poisson et parfois une casquette neuve. Aussi les habitants de Hirtshals avaient-ils pour Jens le mépris envieux qu’on porte aux rentiers alcooliques.
Un soir que Jens avaient particulièrement bu, les habitués du bistrot eurent enfin la réponse aux deux questions qui alimentaient les conversations des ramasseurs de coques et des repriseuses de filet : « pourquoi Jens évite-t-il la mer de si près ? » et « d’où vient le pactole de Jens ? ».
Portée par un flot d’aquavit, la langue de Jens se mit à frétiller comme un gardon et ses compagnons se penchèrent pour l’écouter par dessus leurs énormes verres :
« J’ai été Terre-neuva, oui. J’ai fait quatre fois naufrage et j’ai essuyé cent vingt tempêtes. Pas une de plus, pas une de moins. La dernière a été la plus terrible, oui, et c’est là que j’ai fait mon quatrième naufrage. J’étais quartier-maître sur le Santa Cruz, un beau brick jamaïcain oui, qui transportait du poivre, de l’indigo et du caoutchouc. La tourmente nous a pris en arrivant à Copenhavn, à cinquante miles, pas plus. La plus belle tempête du voyage, et pourtant c’était un voyage long, très long, sur un océan de tempêtes. Celle là c’était la dernière et la plus féroce, oui. Elle a broyé le Santa Cruz comme un chien croque un poussin et ils sont tous morts, tous, tout l’équipage, sauf moi… Moi, quand je me suis réveillé, je flottais, le visage tourné vers le ciel. Le ciel était pur, d’un bleu sans nuage comme on n’en voit jamais au large de Copenhavn, et je n’avais même pas froid. C’est qu’une sirène me soutenait, voyez vous. Elle me tenait dans ses bras et sa chevelure s’était enroulée autour de moi, une immense chevelure d’or. Son visage était près du mien, c’était le plus beau visage que j’ai jamais vu… Elle me souriait, voyez vous, elle me regardait avec ses yeux argentés comme une huître et elle me tenait dans ses bras. Elle m’a déposé sur la plage, à huit miles de Copenhavn. Nous sommes restés un moment côte à côte, deux jeunes mariés dans un lit, côte à côte sous des draps d’eau et d’or. J’ai pu voir son buste blanc, aussi blanc que les glaces du Sud, et sa longue queue de congre, aussi longue que ses cheveux et aussi brillante. Elle souriait, elle passait sa main fraîche sur ma joue, et qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que vous croyez que j’ai fait, hein ? »
Le vieux Jens s’agita sur sa chaise :
« J’ai pris un gros galet, le plus gros que j’ai trouvé sous mes doigts, et je lui ai cassé le crâne! Oui ! Et après j’ai sorti mon couteau de ma ceinture et je lui ai coupé les cheveux à ras ! Ses beaux cheveux d’or pleins de perles ! Et puis je les ai portés à fondre, ça m’a donné de beaux lingots et depuis je n’ai plus remis les pieds sur un bateau, non, plus jamais travaillé de ma vie comme un vieux salaud d’assassin ! »
Le vieux Jens s’effondra en gargouillant sur sa chaise. Il finit d’une voix pâteuse :
« Depuis je regarde la mer… je me pose des questions… est-ce qu’il y en a d’autres comme elle ? Est-ce qu’ils savent ce que j’ai fait ? Est-ce qu’ils veulent la venger ? Pourquoi m’a-t-elle sauvé, moi et pas un autre ? Est ce qu’il y a au fond de la mer d’autres visages aussi beaux que le sien ? »
Il bafouilla encore deux fois « est-ce que la mer rêve de vengeance » et s’endormit, le menton enfoncé dans le col de son paletot. Sa casquette retomba sur son nez. Il se mit à ronfler. Quelques minutes plus tard, six matelots saouls descendaient la route de la mer en portant le corps de Jens, rotant et riant beaucoup :
« Faut lui passer cette vilaine peur qui l’empêche de vivre, à ce pauvre vieux.
– Dans l’état où il s’est mis, un bon bain lui fera du bien. Une sirène ! Quand je raconterai ça…
– N’empêche qu’on sait toujours pas d’où lui vient son argent.
– Il nous le dira lui même, un autre soir qu’il aura un autre coup dans le nez.
– Il nous fera un autre conte, tu veux dire.
– Attention, vous allez le laisser tomber.
– Moi je vous dis que l’argent de Jens, c’est l’héritage de la vieille Sunniva de Plejelt, dans les hautes terres. La vieille avorteuse.
– Attention, je vous dis ! »
Ils jetèrent Jens à la mer, à quelques mètres du rivage. L’eau ne leur arrivait pas aux genoux. Le vieux Jens, brutalement réveillé, fit un saut de carpe et poussa un petit cri de vieillard. Ses compagnons se penchèrent en riant pour le relever et une lame de fond le fit disparaître aussi vite qu’une carte entre les doigts d’un prestidigitateur. Les matelots ne ramassèrent qu’une brassée d’écume et restèrent, les bras trempés, à regarder les bouillons sombres et salés là où aurait dû se trouver Jens et où il n’y avait plus rien.
Ils fouillèrent la rive pendant une heure, peu s’en fallut que l’un d’entre eux se noie. Alors ils s’en revinrent, ruisselant, dégrisés et muets. On retrouva le corps de Jens le lendemain, sur le rivage devant sa cabane. Son crâne était fendu en deux. Autour de son cou, de ses doigts, autour des boutons de son paletot s’était enroulée une algue d’un vert très pâle, une algue très longue et très fine qu’on ne trouve jamais dans les eaux du nord, mais que les pêcheurs de l’Atlantique ramènent tous les jours dans leurs filets et qu’ils appellent Guedeja del Mar*.

* Chevelure de mer

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