En souvenir des lacs glacés de la Karélie.
Soyons honnête : je ne suis pas une touriste. Je suis quelque chose comme amateur d’art. D’icônes anciennes, surtout. Depuis la chute du mur, la Russie ne brade pas seulement ses petites filles et ses grands hôtels : elle dépouille ses églises pour orner, contre devises, les murs occidentaux. Je m’y connais un peu, assez pour savoir qu’une belle icône pré-dix septième rembourse très largement le voyage. Et aussi que l’export d’antiquités, fut-ce d’une balalaïka usinée des années cinquante, est rigoureusement interdit. Et encore qu’à l’aéroport de Saint Pétersbourg, la fouille douanière s’effectue en deux temps : fouille des bagages (glisser l’icône dans sa ceinture, mettre un grand pull par dessus et présenter son passeport d’un air absent) puis fouille corporelle (profiter de la file d’attente entre les deux pour ranger l’icône dans une valise qui sera directement enregistrée, c’est idiot mais c’est comme ça). Et enfin qu’on ne trouve pas, sauf miracle, une belle icône pour trois mille roubles à Moscou ou à Saint Pétersbourg. Mais dans les confins de la Karélie, oui.
Tout le nord ouest de la Russie meurt de misère sur les débris de ses splendeurs passées. Dans chaque village, à l’ombre de l’église éviscérée, se tient un marché miteux où pourrissent pèle mêle des fruits anémiques, des manteaux de l’armée rouge en laine feutrée et des icônes magnifiques. Elles remontent au temps où la Karélie était encore le grand carrefour baltique, quand les marchands ukrainiens partaient en caravanes à la rencontre des porteurs d’ambre et des saulniers d’Arkhangelsk. Sur les routes déferlaient des hordes de mercenaires anglais, de brigands hollandais et de soldats suédois, aux croisements les sbires du patriarche moscovite allumaient de grands bûchers pour cuire les raskolnikis par douzaines. Les écrivains d’icône de l’école Onéga descendaient vers Kiev ou Novgorod apprendre les techniques nouvelles, saluant au passage ceux qui remontaient de Constantinople la tête farcie de merveilles. De ce Quattrocento arctique il reste des oeuvres somptueuses, aussi hiératiques, naïves et puissantes que des cathédrales. Nous nous rendons un service mutuel : je les sauve de la pourriture, elles me sauvent du triste sort de « chargée des relations culturelles de la mairie de Béton-Bazoche ».