Dilemme de Dylan

barde

 

Je suis certaine qu’aux temps lointains des cavernes, la première musique a été un rythme sur un tronc d’arbre, le premier bijou, une paire de cerises sur l’oreille et la première parole, une incantation – un appel rythmé et rimé. Un poème chanté.

Je me suis souvent étonnée de ce que la poésie, de nos jours, soit si inaudible, si peu imprimée, si peu lue, alors qu’un siècle plus tôt, Géraldy s’arrachait à la sortie des lycée. Il y a soixante ans à peine, tous les collégiens lisaient Paroles pieusement, copieusement. Et puis, j’ai compris que je me fourrais le doigt dans l’oeil jusqu’à l’hémistiche.

 

La poésie est une chose étrange. Il m’est arrivé de feuilleter un recueil d’aphorismes, sûrement intitulé « Phrases courtes sur le bonheur », sûrement en poireautant à la caisse d’une station-service. Un texte m’a tapé dans l’oeil. Il était de Marceline Desbordes-Valmore. Il n’y a rien de plus ennuyeux que la poésie de Marceline Desbordes-Valmore. C’est préchi-précha, c’est verbeux, c’est humide – mais voilà, c’est une poète. Je l’ai repérée au simple fait que son texte semblait sortir de la page et flotter au dessus en tremblant un peu. C’est le même phénomène que le sourire de la Joconde : la Joconde n’est pas belle, le tableau lui-même est charbonneux, la perspective – quelle perspective ? Mais elle a cette bouche qui tremble – sourit-elle ? Ne sourit-elle pas ? C’est la Beauté. On ne peut pas accommoder face à la Beauté. On ne peut pas la saisir. Mais on peut passer sa vie à essayer.

Techniquement, la poésie, c’est quoi ? C’est trouver l’équilibre entre le son des mots, le sens de ces mêmes mots et les images qu’ils évoquent – et en plus, ça doit raconter une histoire. Plus que d’un équilibre, il s’agit de trouver la « place exquise » du mot, celle qui prévaut pour les plantes dans l’élaboration d’un jardin japonais. Le résultat de ce travail d’équilibriste doit avoir la puissance lisse et irrésistible d’une vague sonore – bref, la poésie, c’est « de la musique avant toute chose. » Comme tout ce qui paraît trivial, la poésie est au contraire si extraordinairement difficile que toute réussite tient du miracle. C’est facile comme peindre un jaune qui sentirait l’éternité. (Je sais de quoi je parle. J’ai écrit 200 poèmes, j’en ai gardé 40 et croyez-moi : c’est intégralement de la merde.) Pour être poète, il faut du génie pour commencer, et toute une vie de labeur pour terminer. On n’a jamais vu un poète réussir à être autre chose – à part Victor Hugo, hélas. On n’a aussi que rarement vu un poète avoir d’autres qualités. Il m’a toujours semblé que les grands poètes sont géniaux comme les statues sont déshonorées : ça leur tombe dessus sans qu’ils l’aient demandé, ils ne se rendent compte de rien et ils restent creux comme des vases. Lire une biographie de Baudelaire peut tenir lieu de démonstration.

Mais qu’a-t-elle de vitale, la poésie ? Pourquoi ne pourrions-nous nous passer aisément de ce « bijou d’un sou » ? Parce que la poésie donne une forme, une langue à l’informulé – une langue exacte et une forme précieuse. Nous avons tous de belles images dans nos crânes emmurés et nous nous désolons qu’elles doivent mourir avec nous, nous avons tous des angoisses comme des contractures que nous ne savons pas détendre et articuler. La poésie, ce sont les mots qu’un autre être humain leur prête. Grâce à elle, la beauté prend forme, la souffrance prend langue, une porte s’ouvre qui fait de nous, non une île solitaire mais une partie d’un tout qu’on nomme le génie humain. Avec elle, nous ne sommes plus seuls – et nous ne sommes plus inarticulés. Et puisque ces mots perdurent, la meilleure partie de nous mêmes ainsi que la plus sombre deviennent immortelles. Car « c’est vraiment le meilleur témoignage de notre dignité que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge et vient mourir au bord de votre éternité. »

Mais parlons gros sous. Les troubadours se traînaient de château en château, les chiens aux chausses et la chausse trouée. Vint l’imprimerie. Lamartine vendit des caisses et Hugo, des containers. Et vint le microsillon…

J’ai parlé de désaffection du public vis à vis de la poésie ? Ah, pas du tout. Mais pas du tout du tout. La poésie est là, sous nos oreilles : elle s’appelle chanson populaire. L’évolution des techniques a permis aux Villon nécessiteux de devenir des chanteurs dorés sur tranche.

Je ne parle pas de toute la musique pop, vous l’avez bien compris. Proust n’est pas Barbara Cartland même si le papier est le même. Quand Maitre Gims chante « Si c’est comme ça, bah fuck la vie d’artiste, je sais que ça fait cliché de dire qu’on est pris pour cible mais je veux le dire juste pour la rime », ce n’est pas sur la même colline qu’Oxmo Puccino : « Grandir sans père c’est dur, perdre sa mère c’est pire, le monde à pic j’t’assure. T’as pas saisi ? Enlève la mer de la Côte D’Azur. » Tout le monde ne peut pas être poète.

En plus, pour être un génie de la chanson populaire, il faut deux génies : celui de la poésie et celui de la musique. Car, voyez-vous, rajouter la musicalité propre d’une pièce musicale à la musicalité interne d’un poème, c’est écrire un poème au carré. C’est un double-art. C’est comme rajouter du sucre dans le miel et réussir sa recette. Logiquement, ça ne marche pas. Même Ferré n’a rien pu ajouter à la beauté d’une Charogne de Baudelaire. Il y a bien une solution : casser le poème pour en utiliser la dépouille, ainsi Ferrat émasculant le Que serais-je sans toi ? d’A ragon (grave même). Ou cette version carrément addictive parce que tronquée du Speak white de Michèle Lalonde par Fred Poirier. Et parfois, miracle entre mille autres, les deux génies entrent en résonance comme dans L’affiche rouge A ragon / Ferré.

Tout ceci n’en déplaise à Gainsbourg, qui traitait par dessous la jambe la chanson d’art mineur, c’est-à-dire un art pouvant être pratiqué et apprécié sans un long apprentissage, à l’opposé de la peinture ou de l’opéra. Mais quoi ? Gainsbourg aurait tant voulu être peintre. C’est à dire, être un Peintre de génie. Et il a su comprendre que s’il pouvait peindre, il ne serait jamais Peintre. De rage, il a brûlé toutes ses toiles et s’est lancé dans la variété. Quand il emprunte son « je t’aime moi non plus » à Dali et sa musique à Mozart, il a l’impression de n’être qu’un imposteur, un Peintre raté qui sombre dans un succès mineur, alors qu’il ne fait que recomposer le réel pour réaliser cette œuvre d’art ténue et magnifique : une chanson. (Françoise Hardy aussi est victime de ce syndrome de l’imposteur : elle traite volontiers son oeuvre de « musiquette ». Mais Hardy, ce diamant, n’a jamais brillé par sa confiance en elle.) Là où Gainsbourg a vraiment manqué d’un éclair de génie, c’est pour percer la couche épaisse des préventions artistiques qui l’entourait et reconnaître la valeur esthétique de la chanson. En fait, il n’a pas su faire ce que le jury du Nobel vient de faire.

 

Alors, peut-on dire que Dylan a « créé, dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine, de nouveaux modes d’expression poétique » ? En gros, a-t-il infusé de la poésie dans le folk, le blues et le rock ? Sûrement. Ce n’est ni le seul ni le premier, la chanson Strange fruit m’en soit témoin. Mais c’est peut être le meilleur ou le plus connu et ma foi, donner enfin le Nobel à un poète chantant pour sa poésie chantée, reconnaître enfin l’importance de la chanson dans l’aventure humaine, la seule chose qui me choque là dedans, c’est qu’il ait fallu attendre 2016 pour ça.

 

2 comments for “Dilemme de Dylan

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