Souris puisque c’est grave, bitch ! [Une ode à Act Up]

 

Je me souviens, comme disent les québécois. Je me souviens que j’avais 25 ans et que mon petit ami a déclaré le sida trois semaines après avoir découvert qu’il était séropositif. Il est mort deux ans plus tard, à la fin de l’année 1994.

Je me souviens des maladies opportunistes qui le grignotaient comme un os de poulet – hépatite, méningite – et combien il avait du mal à marcher, sur la fin. Et aussi de la lipoatrophie, dont on dit qu’elle a plus fait pour l’usage de la capote que toutes les campagnes de prévention. On ne se rend pas bien compte quand on dispose de tout son gras mais le gras, c’est la vie. Certains gras sont si nécessaires qu’on ne sait même pas que c’est du gras avant qu’ils disparaissent. Quand on perd son gras de pommettes, on commence à ressembler à son propre squelette. Et quand on perd son gras sous les pieds, on ne peut plus marcher.

Je me souviens quand il a réalisé qu’il n’aurait jamais 30 ans, ni 29, et peut-être pas 28 – l’espérance de vie en cas de sida déclaré tenait entre deux semaines et deux ans. Il s’est mis à crier mais c’était un cri bizarre, un mélange de hurlement et de sanglots qu’on n’entend que chez les tout petits enfants. Je l’ai pris dans mes bras en sentant mes cheveux se dresser sur ma tête et depuis, ils sont restés dressés. Il me semble parfois que mes bras sont toujours là-bas, à serrer ce corps qui tremblait – et ma tête aussi, des fois.

Je me souviens qu’il était beau de la tête aux chevilles, et encore plus beau d’être aussi fragile – sauf ses pieds, qui étaient très vilains. Je me moquais de ses pieds. Ca le faisait rire. Et je faisais une collection de théière moches. Ca l’agaçait. Il m’enregistrait des clips de Weird Al Yankovic – Smells like Nirvana :
Well, we don’t sound like Madonna / Sing distinctly ? We don’t wanna / Buy our album, we’re Nirvana / Yeah !

Je me souviens de la façon dont les maladies opportunistes ont peu à peu détruit son cerveau, c’est à dire son humeur et son esprit – lui, pour tout dire.
Je sais où il est, aujourd’hui. Là-bas, dans le nord, entre deux vieilles dames. Je me dis qu’il doit drôlement s’ennuyer le soir, allongé tout seul dans le noir avec ces aïeules. Je sais que sa mère lui parle et qu’il l’entend comme à travers un rêve, sombrement. Moi, je cherche encore le poème qui irait bien sur sa tombe.

Je me souviens de mon plus vieux pote d’enfance. Que sa famille, désespérée à l’idée de – c’est compliqué, tout ça. Le sida faisait office de coming out version cauchemar. Les familles apprenaient en même temps l’homosexualité d’un jeune homme, sa mort prochaine et le fait qu’il était porteur d’une maladie dont on ne savait rien, et surtout pas les modes de transmission. Juste qu’elle était contagieuse. Mon pote s’est retrouvé à zoner dans la rue, habillé d’un pyjama et d’un pull, brûlant de fièvre. Sa famille l’avait mis dans une clinique – il appelait ça une clinique d’euthanasie. Les familles y envoyaient des jeunes gens en fin de vie. Là, parmi les gants en caoutchouc et les seaux d’eau de Javel, on les assommait d’antidouleurs jusqu’à la fin. Mon pote ne voulait pas être assommé. Il voulait mourir chez lui, au côté de son petit ami. Alors il s’est sauvé de la clinique en pyjama. Et il a réussi à rentrer chez lui. Il m’a dit que même très malade, voir encore une fois le bleu du ciel par la fenêtre au réveil, c’était pour lui une grâce qui valait toutes les peines.

Je me souviens comme ils étaient impossiblement maigres, avec cette peau presque transparente. Je me souviens quand je passais un coup de fil pour aller boire une bière avec Patrick et qu’on me répondait :
– Patrick ? Mais il est mort hier, chouchou.
Ah, pardon. Bande-son :
– Je t’aurais bien invité à prendre le thé dehors / Dommage que tu sois mort.
Je me souviens de Klaus Nomi, de Freddy Mercury, de Thierry Le Luron, de Michel Foucault que le sida faisait trop marrer, d’Hervé Guibert qui nous gonflait, de Cyril Collard, de Keith Harring, de Noureev – et de cet abruti de Thierry Paulin. Je me souviens que c’est à la mort de Freddy Mercury que mon petit ami a réalisé – quoi ? Que c’était vrai. Que ça tuait vraiment. Et qu’il allait vraiment mourir. La psyché a des détours étranges.

Je me souviens d’une tristesse immense. J’avais envie d’attraper les gens que je croisais dans la rue par la cravate et de leur dire :
– Mais vous vous rendez compte comme c’est triste ?
J’imagine qu’ils m’auraient répondu :
– Bin oui, je sais.
Le sida n’est pas une aventure, ni une catastrophe à la manière d’un tremblement de terre ou d’un attentat : c’est juste une maladie. Une leucémie. Juste un cancer de plus. Contagieux, là est le point. Sinon, c’est juste une histoire d’ordonnances, de cachets, de silence d’hôpital et de souffrance. Une histoire triste à tout âge.

Un cancer contagieux, là est le point. Le hic et nunc. La dimension sociale, comme on dit. Je me souviens, brochant par dessus tout ça, de la dimension sociale du sida à ses débuts. Ou, pour mieux dire : mais quelle bande de nases !
Je me souviens de ce pote médecin qui m’a rigolé au nez.
Je me souviens de ce médecin du centre de dépistage de la rue de Ridder qui a carrément refusé de me prendre en charge :
– Vous êtes en couple avec un séropositif, c’est donc que vous avez envie de mourir et moi, je ne veux pas m’occuper de gens comme vous.
Ca, je l’ai beaucoup entendu :
– Mais pourquoi tu ne le quittes pas, enfin ?
Parce que c’est trop une vision chaleureuse de la vie, ça, de claquer la porte au nez d’un malade parce qu’il est malade. Et puis c’est efficace : on peut quitter un mec, oui, mais son propre sang, c’est moins facile.
Je me souviens que je devais faire toutes sortes de vaccins contre les affections opportunistes et que je ne trouvais personne pour me piquer. Heureusement, j’ai rencontré cette pharmacienne : elle n’a pas voulu me piquer non plus, mais elle m’a expliqué comment faire les sous-cutanées (bien pincer son gras de dessus de cuisse) et les intra-musculaires (le haut du bras ou le quart supérieur externe de la fesse). Alors je les ai faits moi-même, mes vaccins. Le premier directement à travers mon jean, vous savez quoi ? Faut pas faire comme ça.
Je me souviens que ma meilleure amie ne m’a plus donné signe de vie. Que j’ai mis trois mois à la coincer dans un restaurant (Chez Paul, sur la Butte aux cailles, excellentes tartines de moelle de boeuf au gros sel). Elle m’a dit :
– Je ne veux plus te voir, tu es sale.
Mes yeux ont roulé par terre, du coup. Avec ma mâchoire et mes bras.
Je me souviens de la crise qu’a faite ma cohabitante parce que j’avais mis ma brosse à dents dans son verre à dents. Je me souviens que je me suis faite jeter par mon groupe de Donjons et dragons. Je me souviens m’être dit :
– A partir de là, essaye d’imaginer ce que c’était de se promener avec une étoile jaune sur le paletot en 40 dans les rues de Paris.
Oui, je fais mes points Godwin toute seule. J’ai appris à faire pas mal de choses toute seule, à cette époque.

C’était juste lamentable, ces réactions. Mais c’était vraiment lamentable. Le problème, c’est que face à une maladie, il faut se battre et que pour se battre, il faut en avoir envie. Et à un moment, l’envie de rester sur ce tas de boue avec ce tas de cons m’a un peu manqué. J’étais une petite dinde qui découvrait la méchanceté du monde, voilà tout. Rétrospectivement, j’estime que cette foutue « dimension sociale » m’a fait les pieds au papier de verre et que ce n’est pas un mal. On peut bien gémir comme Rutebeuf :
– Que sont mes amis devenus que j’avais de si près tenus et tant aimés ? Je crois que le vent les a ôtés, l’amitié est morte. Ce sont amis que vent emporte et il ventait devant ma porte.
Mais on en arrive toujours au dernier vers :
– Et je tâcherai de m’aider moi-même si je puis.
Sage décision.

Je me souviens de la première fois où je suis entrée dans le local d’Act Up. C’était bondé de garçons ravissants et rigolards en tee-shirts « 100 % tafioles ».
Je me souviens de cette discussion avec un militant, Pierrot. Je lui ai parlé de la foutue dimension sociale. Il a tout résumé en une phrase :
– Mais enfin, ma chérie ! Si tu en parles à tes amis, ton travail et ta famille, tu perds tes amis, ton travail et ta famille.
– Euh, je n’en ai parlé qu’à mes amis.
– Alors tu as gardé ton travail et ta famille, bitch ! Bien joué.
Je me souviens des réunions d’Act Up dans l’amphithéâtre de l’école des Beaux Arts, on gloussait comme des dindons quand Victoire racontait sa dernière discussion téléphonique avec une journaliste de télé-poubelle :
– J’ai posé mes conditions pour l’interview, elle s’est mise à soupirer et à gémir, fiou ! On se serait cru sur le doublage de « Triple pénétration anale ».
Je me souviens des blagues franchement faciles sur le navrant phénomène du retour du nu – le bareback, ça ne s’invente pas.
Je me souviens qu’en allant faire un zap (une action quelconque, tanner la Direction des hôpitaux de Paris, je ne sais plus), j’ai dit que j’avais la trouille. Parce qu’aller à un zap, c’était la garantie de se faire un peu malmener. Pas trop, parce que quand le sang d’Act Up gicle, ça peut poser problème au vigile qui le prend dans l’oeil, mais quand même un peu.
– Mais moi aussi, j’ai la trouille ! M’a répondu un militant. Ca me fout une de ces chiasses, à chaque fois…
– Alors que moi, a dit un autre, ça me constipe. Mais à me mettre un tire-bouchon en suppo’, les filles !
Je me souviens de ces prides monstrueuses, de tous ces chars couverts d’hommes nus, la techno à fond, les looks tellement cute – « Un sac à dos en forme de virus HIV, vraiment, bitch ?  » – dix heures à marcher au soleil au milieu des drag queens en tenant haut le panneau triangulaire et en braillant :
– Libérez les acariens !
Je me souviens que cet humour salvateur n’était que le corollaire du principal : l’efficacité. Les actions d’Act Up étaient rapides, précises, hyper-organisées. Tout le matériel était prêt, les sifflets et les cornes de brume avec les gants pour ne pas se geler les doigts, le plan, le trajet, le timing, tout. Les réunions ne se perdaient pas en discours filandreux : il fallait frapper vite et fort. Notion connue en psychopathologie : la seule façon de sortir de la sidération face à la violence du traumatisme, c’est de mobiliser sa propre violence et de l’appliquer à un processus de révolte (merci Françoise Sironi). Les gens d’Act Up avaient le dos au mur de leur propre tombeau. Les pieds au bord de la fosse. Ce n’est pas une métaphore, mais du tout. Le sida allait vite. Die Toten reiten schnell. Qu’est-ce qu’ils partaient vite ! Ils étaient maigres, fiévreux, rongés par les infections et les médocs, ils n’avaient pas le choix : ils y allaient, et tout de suite, et pour gagner.

Act Up m’a sauvé la peau. Les gens d’Act Up ont sauvé mon rire, mon âme, mon envie de vivre. Pas par le copinage – j’ai longtemps gardé une certaine répulsion vis à vis du copinage et des tartines à la moelle de boeuf. Ils et elles m’ont sauvée par l’exemple. Par ce qu’elles et ils font. Ont fait et font encore aujourd’hui. Les gens d’Act Up ont su transformer le silence des chambres d’hôpital en colère, leur colère en actions, leurs actions en vies sauvées. Et la tristesse en rires. La pierre philosophale, ne la cherchez plus, elle est là : transformer le HIV en rigolades, comme miracle, je ne vois pas mieux.
Une main sur l’épaule d’Act Up et l’autre sur celle de Pratchett, je suis remontée du fond jusqu’au soleil, putain !

Repenser à tout ça m’a été à peu près aussi agréable que de me les prendre et me les mordre. En plus, ce que j’ai à en dire ne parle pas à grand monde : tout ça est tellement vieux. Quand j’emploie des termes comme sidaïque, Garetta ou Nonoxynol, les moins de quarante ans me regardent comme si j’étais Gollum. Alors je secoue mes écailles de dinosaure sur Small town boy – cent-vingt bpm, fuck the watts. Aujourd’hui, même la musique des pubs de yaourt est à cent-quatre-vingt. Mais il fallait bien que je dise merci, un jour. Ca fait vingt ans que je veux leur dire merci, à toutes et à tous. Alors voilà, je saisis l’occasion de « 120 battements par minute » pour le dire enfin.

Merci Act Up.

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