#Le cul et les grandes lèvres [chronique]

titiou

Le cru et le QI

(lisible aussi sur le site de L’Express)

 Sans télé, on ressent davantage le froid – Titiou Lecoq

Ed. Fayard, Paris, 2014, 306 pages, 18,50 euros

« La première phrase est essentielle. »

Cette phrase, la première du nouveau livre de Titiou Lecoq (auteure entre autres du fameux « Les morues » au Diable Vauvert), résume parfaitement le propos de l’ouvrage : j’ai le sens de la formule et votre sens de l’humour n’a pas fini de me le payer.

« Sans télé, on ressent davantage le froid » raconte de l’intérieur la vie d’une jeune fille des surfing 00′ depuis les galères de ses 28 ans jusqu’au bébé de ses 32. Bien sûr, pudeur oblige, tout ce qui importe vraiment (l’amour, la souffrance et la mort) restera caché sous le masque coloré de la crudité (« La dernière fois qu’on m’a foutu un thermomètre dans le cul, je devais avoir sept ans et j’ai juré mes grands dieux que la seule chose qui désormais passerait par là serait des bites. »)

A un rythme soutenu qui est caractéristique des billets de blog, Lecoq alterne les traits d’imagination baroques avec les théories qui donnent à songer. La théorie du « connard merveilleux » (servie par Musset et son avatar Lorenzaccio) est foutrement intelligente. Celle du miroir magique aussi. Quelques exemples d’inventions baroques ? La redéfinition du terme « chafouin » (« petite tête de marmotte ») ; l’invention du terme « entrentendre » (« formé sur la même construction que entrapercevoir ») et des expressions « manger comme des Parisiennes » (« = boire comme des trous normands »), « travailler d’arrache-main » et la très imagée « se peler le cul et les grands lèvres » ; l’établissement d’un lien organique entre « crise de surmenage » et « crise de sous-ménage » ; la création des concepts d’humor-mum (« dans notre société, l’image de la Mère reste un stéréotype très prégnant ») et d’ « autodévalorisation temporalisée » (« tendance à magnifier mes actions passées »).

Le style aussi oscille, parfois relâché comme un vieux pull, d’autres fois secouant des ailes de géant – sans jamais les ouvrir, car nous sommes tous serrés sur le pont de la galère. Au fond du saladier de crudités, vous trouverez des morceaux épars de Baudrillard, Butor et Wittgenstein, des lambeaux mélancoliques du voile de la Religieuse de Diderot, un zeste plaintif de Nizan et même quelques vers de Georg Trakl (Je suis une ombre loin d’obscurs villages). Il y a, dans « Sans télé… », des passages beaux comme la lumière d’une lampe renversée sur une page blanche.

Pour les plus de trente ans, cet ouvrage peut s’avérer salutaire. Ils découvriront comment les jeunes d’aujourd’hui vivent avec 630 euros par mois, gèrent leurs ruptures (« T’as pas envie de te détruire par l’alcool ? Vous avez pas vraiment rompu, en fait. »), de quoi ils discutent (« s’engueuler pendant une heure au café pour savoir si « je t’aime » est une expression performative »), comment ils travaillent plus pour gagner plus (« j’ai glissé deux cents jaquettes dans deux cents boîtiers vides. Rappelons que j’ai fait un DEA de sémiotique sur les difficultés d’appréhension du monde via la sémiose verbale. »), comment ils s’occupent des tâches matérielles (« je ne sais pas combien de temps il a fallu pour que le miracle de la vie naisse au fond de mes assiettes »), ce qu’ils font sur FB (« j’avais adhéré au groupe : « J’ai un problème de motivation jusqu’à ce que j’ai un problème de temps. » […] J’envisage de créer un groupe complémentaire : « J’ai un problème de temps jusqu’à ce que j’ai un problème d’argent. ») et sur Google (« 12 heures : je fais des recherches sur Google pour avoir une estimation du temps que ça prend pour finir totalement marginalisé sous un pont. »), ainsi qu’en vacances (« Viens, chéri, allons regarder un cadavre cramer en se tenant la main. »), comment ils philosophent en Inde (« Nous voici face à un système politique frôlant un genre de perfection, si la perfection politique consiste à maintenir chaque citoyen à sa place selon le principe de la soumission volontaire. »), comment ils trouvent un appartement (« je cherche toujours quelqu’un qui maîtrise suffisamment Photoshop pour me faire de fausses fiches de paye. »), font leurs courses (« tout a dégénéré au rayon papeterie »), et gèrent le réel (« Hey ! Salut l’esprit pratique ! On se fait une bouffe un de ces jours ? »), ce qu’ils font le dimanche (« Le dimanche matin suivant, on sonne à la porte. J’étais alors plongée dans la lecture des Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science. J’ôte mes boules de geisha avant d’aller ouvrir la porte. »), leurs rapports avec les coiffeurs (« Quand j’ai découvert Ben le coiffeur, j’étais convaincue que je ne pourrais décemment pas trouver un coiffeur qui me traiterait plus mal que lui. […] Le fait que je m’obstine à lire du Roland Barthes pendant qu’il m’insultait n’y changeait rien. »), comment ils se débrouillent avec le voisin pénible (« Comme cet immeuble est vraiment maudit, il a survécu. »), avec le plombier polonais (« Évidemment, on est tombés sur le seul plombier de Paris qui considère que l’état normal d’une canalisation, c’est d’être pétée. […] « Normal, normal, j’ai cassé tuyau vendredi. » […] A ce moment là passe cet enculé de plombier polonais (qui est toujours dans l’immeuble pour finir de percer toutes les canalisations. »), avec la grossesse (« Après avoir passé les trois dernières années à avoir la trouille de finir sous un pont, j’enchaîne avec la peur d’accoucher sous un pont. »), la joie d’être publiée (« Vous êtes coincée, vous, petit écrivaillon, derrière votre table en plastique, sur votre chaise trop basse »), le surmenage («  J’ai essayé de convaincre ma sage-femme : « Puisque je vous dis que tout va bien. Je suis en pleine forme. » Après j’ai ricané, je me suis penchée en travers de son bureau et j’ai murmuré : « Vous ne le savez peut être pas, mais je suis Dieu. Je suis omnipotente. Je peux tout faire… TOUT GERER. » […] « Vous avez remarqué que vous êtes en train de pleurer ou pas du tout ? »), l’accouchement (« Comme j’avais la 3G, j’ai pu live-mailer mon accouchement. »), le retour de couches (« ce qui nous amène au très poétique épisode du « foie de veau » […] encore un de ces trucs dont on ne vous parle pas avant. ») et les jouets éducatifs (« On peut dire que cet éléphant est éducatif, puisqu’il a permis à mon fils d’expérimenter une nouvelle émotion : la panique. »).

Plus que de critique sociale, il s’agit chez Lecoq de réalisme social. Évidemment, la différence ne se voit pas toujours sans lunettes : « Visiblement, au rectorat, ils croient : primo, aux races ; deuzio, au déterminisme ; tertio, au déterminisme par la race. C’est comme ça que toutes les élèves chinoises parlant peu ou pas le français se retrouvent chez nous [un lycée professionnel préparant au CAP couture], parce que vous comprenez, avec leurs parents enfermés dans des ateliers clandestins du 11e arrondissement, le textile, ça les connaît bien ». Car pour Lecoq, Docteure en sémiotique, chaque mode, chaque rite, chaque tic prend un sens et se conjugue aux autres pour parler du réel. (« En réalité, un bar, c’est un open space de l’amusement. […] Il y a des gens à la table d’à côté qui vous regardent pour vérifier que vous vous amusez. »). Même les toilettes : « Dès qu’on laisse aux travailleurs la liberté de s’exprimer, ils égayent les chiottes. »

La vérité, c’est que l’auteure prétend nous parler depuis un écran – comme si une simple vitre nous séparait d’elle – alors que cette vitre est tendue devant une âme qui se dérobe, une camera obscura. Et que fait une vitre confrontée à l’obscurité ? Elle se met à réfléchir. Devenue miroir, elle nous renvoie notre propre visage.

« Sans télé, on ressent davantage le froid », livre à mi-chemin du blog de geek et du livre de raison, se retient à toute force d’être classique ; mais pas d’être intelligent. Merci madame Lecoq.

 

 

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