Dépassée, la science-fiction ? [chronique]

Parue dans le Monde diplomatique. Mode No-talent-for-titles on : celui-ci devait s’appeler Les moutons électriques rêvent-ils encore de science-fiction ?

 

Pariant sur une évolution technique juste esquissée, des textes majeurs ont su prévoir de très loin le changement de paradigme induit. Citons 1984 de George Orwell ( 1949) et ses écrans omniprésents (la France possède alors moins de 4000 postes de télévision), Le meilleur des mondes d’ Aldous Huxley (1932) arbitré par les biotechnologies à une époque où les antibiotiques n’existent même pas, Neuromancien de William Gibson (1984) qui a imaginé « le cyberspace et le combat des hackers contre les multinationales » en un temps où « l’internet est un réseau d’environ un millier d’ordinateurs »i.

Malgré cette puissance prophétique, la science-fiction en général n’a pas bonne réputation. Ou du moins, elle ne l’a pas sérieuse. L’expression « vous nagez en pleine science-fiction », où le terme science-fiction est strictement égal à choucroute, est un lieu commun. La SF est à la marge, dans ces marges où se réfugient les rêveurs, les plumitifs et l’avant-garde, « considérée comme un genre obscur relégué aux étagères des chambres d’adolescents »ii. Michel Houellebecq, qui s’y connaît, l’affirme encore en 2001 : « C’est le devoir des auteurs de « littérature générale » que de signaler aux populations leurs confrères talentueux et malhabiles qui ont commis l’imprudence d’oeuvrer dans la « littérature de genre », et se sont par là même condamnés à une obscurité critique radicale. »iii
Mais aujourd’hui, les anciens adolescents friands de science-fiction sont devenus adultes, et, comme il arrive qu’ils se nomment Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, il devient difficile de parler de marge. Bardés de diplômes scientifiques, ses lecteurs poursuivent au grand jour leurs rêves électriques. Ils organisent des salons, des festivals, des think tanks scientifiques où ils convient toujours davantage d’auteurs. De l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (Ademe) qui invite en 2015 Thomas Day et Gérard Klein pour parler matériaux du futur, jusqu’au Forum de la bioéthique qui accueille en 2017 l’éditrice Stéphanie Nicot, en passant par l’European Lab, « incubateur et agrégateur de contenus et de communautés » où sont présents ces deux dernières années les auteurs Alain Damasio et Norbert Merjagnan, les exemples sont nombreux. L’inverse est vrai : le festival des Utopiales à Nantes, un des grands rendez-vous annuels de la SF, aujourd’hui présidé par l’astrophysicien Roland Lehoucq et placé sous la direction artistique de l’auteure Jeanne-A. Debats, rassemble toujours davantage de scientifiques au côté des artistes : on y voit les écrivains Pierre Bordage et Sylvie Denis dialoguer avec le physicien (et nouvelliste SF) Eric Picholle et l’ingénieur spatial Elisa Cliquet Moreno. Le monde universitaire n’est pas épargné par la contagion : plusieurs universités, par exemple celle de Lyon, proposent aujourd’hui des études scientifiques et sociétales en lien avec la science-fiction. Même la littérature générale a craqué : avec les clones de La possibilité d’une île (Michel Houellebecq, Fayard, 2005), la science-fiction est devenue quasiment mainstream. Quittant la marge, elle est désormais considérée comme « un véritable outil de progrès social » à l’usage des « lanceurs d’alerte technologique. » iv On reconnaît enfin sa valeur prospective, sa capacité à appréhender le réel. Mais cette glissade depuis l’avant-garde ou la marginalité jusqu’à l’establishment ne signe-t-elle pas un amoindrissement de son pouvoir d’anticipation?

[La suite dans le Diplo]

iScience-fiction & santé : de l’immortalité à l’alerte technologique, René-Marc Dolhen et Anne Adam Pluen, [en ligne, blog Visions du soin] Groupe MNH, 2017. Le groupe MNH (Mutuelle Nationale des Hospitaliers), un milliard de chiffre d’affaire.

iiComment la science-fiction a pris sa revanche sur le monde, Clémentine Spiler, [en ligne] Novaplanet.com, 2017.

iiiInterventions 2, Michel Houellebecq, Flammarion, 2009.

ivComment la science-fiction a pris sa revanche sur le monde, op. cité.

 

 

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