De Baudelaire à YouTube, le sourire du chat [article]

 

 

 

 

 

 

 

 

Paru dans le Diplo, cet article avait l’ambition de s’intituler « Du chat, du lol et du lulz » mais bon. J’y parle de 

 

 

 

 

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et de.

 

Un petit extrait ?

Un siècle plus tard, un chat nommé Chopin se roule sur le bureau de Francis Scott Fitzgerald, entre la bouteille d’encre et celle de gin – pendant qu’Ernest Hemingway défend sa Remington contre Snowball, un chat blanc à six griffes. Colette, plutôt que de lutter, préfère faire la part du chat : depuis les Claudine (1900-1903) jusqu’à La chatte (1933) en passant par Dialogues de bêtes (1904), son oeuvre est marquée par d’innombrables pattes. Sous le patronage malicieux du chat du Cheshire imaginé par Lewis Carroll et dessiné par John Tenniel en 1866, la planche des auteurs de BD n’est pas en reste. Chaque génération a son héros, le Felix d’Otto Mesmer dans les années 20, le Grosminet des années 1940 qui traque en vain Titi (tous deux créés par Friz Freleng et Bob Clampett) au moment où Pif commence à malmener Hercule (José Cabrero Arnal), dans les années 1950 le Fritz rayé de Crumb contemporain des chats de Siné, du chat dingue de Gaston (Franquin) et de l’horrible Azraël qui, avec son maître Gargamel, traque les Schtroumpfs (Peyo), jusqu’au gros félin caustique de Philippe Geluck (depuis 1983) et au chat du rabbin de Joan Sfarr (depuis 2002). Sans omettre, dès 1976, le déluge de babioles « Hello Kitty » (Sanrio ™ ©) qui engloutit les petites filles sous des tonnes de jouets, de porte-monnaies, de stickers, de stylos, de vêtements, et même de grille-pains et de téléviseurs. Ronronnant, somnolent et envahissant comme une suave marée de poils, le chat se répand jusque sur les genoux des Youtubeurs Squeezie[i] et Norman[ii]. Internationale apothéose, l’Eurovision 2018 voit l’israëlienne Netta Barzilai chanter Toy devant un mur doré de maneki-neko, ces figurines japonaises de chats qui se lavent les oreilles en rythme.

Mais cet or a son revers, et il est noir. Noir comme le chat des sorcières et la fumée des bûchers. Créature nocturne, silencieuse, griffue et rigoureusement impossible à dresser, le chat est estampillé familier du démon en 1233. Depuis Rome, le pape Grégoire IX fulmine la bulle Vox in Rama dans laquelle il parle en vrac d’hérésie, de diable, d’orgie, de crapaud et de chat[iii]. Ce qui vaut à ce dernier de se faire massacrer tout au long du Moyen-Age puis de la chasse aux sorcières qui ravage la Renaissance. On le jette par sacs entiers dans de grands feux de joie à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste ou du mariage de Henri IV, afin de se réjouir de ses cris[iv]. Et quand on ne le flambe pas, on l’emmure : « On a annoncé tout dernièrement qu’au cours des travaux de restauration du château de Saint-Germain, les ouvriers avaient mis à découvert une pierre de taille, sorte de caveau au milieu de laquelle se trouvait un chat momifié. […] Un protocole, tout au moins singulier, qui régissait alors les inaugurations de monuments, voulait, pour que la construction soit durable, qu’on introduisît dans les premières pierres un chat vivant. »[v] Edgard Poe se souvient de cet étrange protocole dans sa nouvelle Le chat noir[vi]. L’historien Robert Darnton voit, à cet acharnement, au moins une explication symbolique : la façon dont des apprentis parisiens du XVIIIe siècle tuent la chatte favorite de leur patronne, créature mieux nourrie qu’eux, ressort pour lui de la lutte des classes. « Les maîtres aiment les chats, les apprentis doivent par conséquent les haïr. » Darnton évoque aussi, bien sûr, le parallèle établi entre le chat et le sexe féminin. Mais il est moins disert sur la misogynie que trahit ce féminicide symbolique[vii]. Pourchassé, martyrisé, surtout dans sa version noire qui évoque la magie de même couleur, le chat finit logiquement, au XXe siècle, par incarner le peuple et sa révolte. Le matou de gouttière hérissé, crachant et toutes griffes dehors dessiné par Ralph Chaplin devient l’emblème des Industrial Workers of the World, syndicat international fondé aux États-Unis en 1905, et plus largement de l’anarcho-syndicalisme. Il est aujourd’hui encore brandi par la Confédération Nationale du Travail.

Et internet fut…

Les amoureux des chats, gens volontiers solitaires, réalisent en ligne que leur solitude se nomme légions. Le mot clef « cat obsession » lancé sur un moteur de recherche habituel renvoie 21 900 000 réponses. « Obsession du chat » obtient 925 000 résultats. Et plus de 39 000 personnes ont signé la pétition « Aidons les chats errants du Mont-Saint-Michel » sur change.org, une parmi 193 autres. Secouru, célébré, adulé, le chat retrouve sa stature de dieu vivant, au point qu’on lui attribue des vertus curatives : « selon une étude réalisée en 2008 par des chercheurs de l’université Stroke Institute du Minnesota, les propriétaires de chats sont moins susceptibles de mourir d’une crise cardiaque. […] Plusieurs études ont montré que les ronronnements de chats peuvent réduire le stress et la pression sanguine. […] Les chercheurs de l’université californienne de Loma Linda ont pu prouver que regarder vingt minutes de vidéos marrantes avec des chats diminue le cortisol et améliore la mémoire à court terme. »[viii] Inexorablement, le chat envahit internet comme une page blanche de dimension internationale. Un de ses nombreux avatars est le lolcat, lol étant l’abréviation de laughing out loud, éclat de rire bruyant. Le lolcat est une image combinant un chat et une légende humoristique rédigée dans un anglais de cuisine – le kitty pidgin ou lolspeak. Mais le chat ne se limite pas aux images fixes ; il s’empare aussi du royaume des images animées. Youtube est hanté par les chats, citons parmi mille autres le célébrissime Nyan cat. Dans une vidéo datant de 2011 (Christopher Torres et al.) et qui accompagne une ritournelle exaspérante (« Nyanyanya »), une tête de chat emmanchée sur un biscuit pète arc-en-ciel sur fond d’étoiles. Le succès délirant de Nyan cat (159 195 878 vues au 29 mai 2018) lui vaut le statut de mème – virus mémoriel qui utilise nos connexions pour se multiplier dans la sphère commune de nos imaginaires. Citons aussi la starissime Grumpy cat (Tardar Sauce pour les intimes), une chatte bien vivante celle-là, dont le renfrognement incarne la limite extrême du dégoût.

Fatalement, une telle abondance de chat sur internet mène à la résurrection virtuelle du festival du chat : l’Internet Cat Video Festival est créé en 2012 par le Walker Art center de Minneapolis aux Etats-Unis. Dans ce lieu béni, « les gens peuvent admettre leur dévotion à ces fascinantes créatures. »[ix]. (La prochaine édition aura lieu le 8 août 2018 – catfestmn.com). Et tout aussi fatalement, le chat sur internet a droit à son exposition au Museum of the Moving Image de New York : How Cats Took Over the Internet (août 2015 – février 2016) .

Et dans la vraie vie, que se passe-t-il ? La même chose, mais en vrai. La vague de données félines qui a jailli de nos écrans éclabousse le réel et le transforme. Aux murs, le chat s’affiche désormais en quatre par trois, du chaton rose de la publicité du joaillier Gemyo au chaton noir du couturier Givenchy. Dans la rue, on trouve des bars à chat comme le Moustache Café, « un lieu ou les chats vivent en totale liberté » (lemoustachecafe.fr), le Café des chats qui précise que « nos chats sont ici chez eux, vous êtes entrés dans la maison des chats, ainsi quand ils vaquent à leurs occupations quotidiennes il ne faut surtout pas les déranger » (lecafedeschats.fr), ou encore le Chat-mallows, où « des tables basses à oreilles pointues » côtoient des « arbres à chats disposés un peu partout » (chatmallowscafe.fr). L’hôtel à chat Aristide a des exigences : « Des supers jeux, de la place pour courir et de la croquette de haut niveau. Et surtout des papouilles à volonté ! » Et aussi, des « CatSitters qualifiés. » (aristide-hotel.com) Le jour du chat, le saviez-vous ? Se fête le 8 août depuis 2002, à l’initiative du Fonds international pour la protection des animaux. En France. Car aux États-Unis, c’est le 29 octobre, en Italie, c’est le 17 février et en Russie, le 1er mars. Vous pouvez trouver bien d’autres détails dans MIAOU, le journal du chat : « MIAOU – Pour vivre heureux, lisons miaou ! « (1er numéro – avril-mai 2018). Ou en allant au festival du chat de Londres ce 14 juillet. (catfestlondon.com)

« Vous la sentez monter, l’envie d’étrangler des chatons ? »[x] Tant d’amour engendre aussi son revers. Là aussi, internet fait office de caisse de résonance et au lol oppose le lulz : « Le lulz, le versant obscur du lol. Le lol désignait sur internet une forme d’humour gentil et tendre. Une vidéo d’un chaton qui courait maladroitement après son ombre, c’était lol. La version lulz aurait consisté à tendre judicieusement un fil transparent sur le parcours dudit chaton. »[xi] Le lulz pointe d’ailleurs très souvent son oreille pointue dans le lol : les vidéos de chat adorent le mettre dans des situations inconfortables (chute, douche intempestive, concombre agressif[xii]) pourvu que le dernier plan soit celui d’un chat un peu vexé mais indemne. Peut-être est-ce parce que le chat qu’on vénère aujourd’hui est curieusement émasculé ? Stérilisé, toiletté, sentant la fleur et non le fauve (Minou Minette – eau de toilette pour chats – Beaphar – 9,79 euros sur croquetteland.com), bien peigné (Spray Démêlant au Jojoba Gliss Liss Chat – Biogance – à partir de 13,49 euros) , il a perdu peu ou prou son inquiétante étrangeté de « grand sphinx allongé au fond des solitudes. »[xiii] On a même mis au point, pour les allergiques, des chats hypoallergéniques et des chats sans poil[xiv]. Tant de fadeur peut agacer. Ou peut-être est-ce que derrière le lulz, les vieilles superstitions rôdent encore ? La Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals a lancé le Black Cat Appreciation Day, une Journée internationale du chat noir célébrée le 17 août pour lutter contre les préjugés persistants qui l’accablent : « les chats noirs ont plus de risques que les autres d’être abandonnés, et, toujours du fait de leur couleur, sont parfois la cible d’atroces violences [et] attendent également plus longtemps que les autres avant de trouver une famille d’adoption dans les refuges à-travers le monde. »[xv]

Pour expliquer l’obsession contemporaine du chat, la science a sa réponse : le protozoaire Toxoplasma gondii. « Quand le protozoaire Toxoplasma gondii pénètre dans un rongeur, ce dernier voit sa peur de l’urine de chat disparaître. Il en vient même à être attiré par l’urine et finit par être dévoré par le félin. » Colonisant l’être humain, cette petite bactérie le pousserait à prendre des risques inconsidérés comme « critiquer avec véhémence le gouvernement communiste, à une époque où être dissident était un crime » et à être lui aussi « attiré par l’urine de chat »[xvi]. Signe du temps, la toxoplasmose est l’héroïne du récent roman de Sabrina Calvo, Toxoplasma[xvii]. Notre obsession du chat signalerait-elle simplement une épidémie de toxoplasmose ? C’est faire peu de cas des présents que nous recevons de la part du chaton, si semblable à une peluche et si joueur qu’il réveille notre enfance, et du chat adulte, beau comme une panthère et paresseux comme un chausson, qui reste le dernier fauve que nous puissions côtoyer sur cette planète désertée, dont le ronronnement évoque le feu de bois et dont la présence constante et paisible sauve tant d’entre nous de la solitude. Dans notre monde mouvementé, « l’idéal du calme est dans un chat assis. » (Jules Renard, Journal, 1889)

[i]     Le vrai visage de Lua, Squeezie [en ligne] Youtube, 11 mai 2016

[ii]    Le meilleur cadeau pour chat, Norman [en ligne] Youtube, 6 avril 2018

[iii]   Hérétiques. Résistances et répression dans l’Occident médiéval, Robert I. Moore, trad. Julien Théry, Belin, 2017).

[iv]   (Chats du Moyen Âge, Kathleen Walker-Meikle, trad. Laurent Bury, Ed. Les Belles Lettre, 2015).

[v]    Le Petit Parisien, 3 septembre 1904

[vi]   Nouvelles histoires extraordinaires, trad. C. Baudelaire, 1884

[vii]  (Le Grand Massacre des chats, Robert Darnton, trad. Marie-Alyx Revellat, Ed. Robert Laffont, 1985.)

[viii]  11 raisons pour lesquelles votre obsession des chats vous rend heureux et en meilleure forme ! Huffington Post [en ligne] mai 2015

[ix]   Au revoir Internet cat festival [en ligne] youtube, 10/03/2016

[x]    Notre sélection de livres à ne pas acheter cet été, Jean-Marc Proust, Slate.fr, 28 mai 2018

[xi]   La théorie de la tartine, Titiou Lecoq, Ed. Diable Vauvert, 2015

[xii]  Pourquoi les chats ont-ils peur des concombres ? [en ligne] sciencesetavenir.fr, 17 novembre 2015

[xiii] Les chats, C. Baudelaire, op. cit.

[xiv] Journée mondiale du chat : Ces races qui ne rendent pas allergiques, Dominique Brunet-Vaudrin [en ligne] sciencesetavenir.fr, 30 janvier 2015

[xv]  Une journée internationale pour valoriser les chats noirs [en ligne] 20minutes.fr, 17 août 2015

[xvi] Comment un parasite présent sur les chats peut détruire votre vie sexuelle – et votre vie entière, Roc Morin, [en ligne] Vice.fr, 22 septembre 2014

[xvii] Toxoplasma, Sabrina Calvo, Ed. La Volte, 2017

 

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