Comment devient-on tortionnaire ? [notes]

J’ai eu la joie et l’honneur d’assister à une conférence de madame Sironi, et je vous livre ici mes notes. Jetez-vous sur ses livres :

Bourreaux et victimes. Psychologie de la torture, Paris, Odile Jacob, 1999
Psychopathologie des violences collectives. Essai de psychologie géopolitique clinique, Paris, Odile Jacob, 2007
Psychologie(s) des transsexuels et des transgenres, Paris, Odile Jacob, 2011
Comment devient-on tortionnaire ? Paris, La Découverte, 2017

 

 

 

 

 

Voici les quelques notes que j’ai prises :

Madame Sironi a trente ans d’expérience dans le domaine des troubles psychiques induits par des violences politiques. Elle est une des fondatrices du Centre Primo Lévy, qui propose des soins psychologiques aux victimes de torture.

Parallèlement, elle tient des consultations pour les transsexuels et les transgenres victimes de violences par des professionnels de la santé.

Elle a aussi travaillé avec des responsables de violences de guerre, par exemple des vétérans russes revenus d’Afghanistan, des anciens combattants du Vietnam et d’Algérie. Son objectif est de faire de la prévention auprès de ces vétérans afin qu’ils n’importent pas la guerre dans leur vie civile. Impossibles à traiter par la psychothérapie classique, ceux-ci répondent au soin dès qu’on prend en compte le contexte politique de leurs actes.

Elle fait des expertises psychologiques pour le Tribunal Pénal International. Elle a ainsi expertisé Douch, responsable du camp S21 des Khmers rouges. Douch, qui a tué directement 17 000 personnes, a été jugé en 2009 et condamné à perpétuité.

Introduction :

Où l’on apprend qu’il existe des formations de tortionnaires, dénommées pudiquement « Formation à la technique de communication » et réservés aux membres de ce qu’on appelle les « Services spéciaux ».

Où l’on apprend aussi que la torture n’est pas faite pour faire parler la victime mais pour faire taire la victime ET le bourreau.

A propos des victimes :

Pourquoi n’osent-elles en général par parler de ce qu’elles ont vécu ?

  • par peur de contaminer les autres en parlant,

  • par crainte de ne pas être crues,

  • parce qu’elles sont sûres d’y être pour quelque chose.

Le fait d’être torturé et de ne pas être cru constitue le double traumatisme cher à Freud.

Les régimes politiques de la terreur :

Il existe des paranoïas politiquement induites, ainsi que des schizophrénies politiquement induites par le fait de vivre dans la terreur et ce, sans terrain pathologique préexistant chez l’individu. Parce qu’il lui faut être constamment transparent et parce qu’il lui faut en permanence tout cacher. L’individu doit donc se créer un clivage (une scission intérieure), au risque de décompenser puis de basculer dans la pathologie. Ces pathologies sont réversibles si, et seulement si, il y a traitement.

Certains renoncent à ce type de clivage et on parle alors de normopathie : se dit d’un individu malade de la norme, qui doit être dans la norme sous peine de mort. Cet individu, dans une dictature, devient ce qu’on appelle un homme-système, quelqu’un qui a renoncé à avoir une psychologie, une personnalité, une identité personnelle. Les dictatures ne sont pas les seules à trouver « outrecuidant » que les individus aient une personnalité propre : le capitalisme, les entreprises et les religions peuvent aussi créer des hommes-systèmes. La maltraitance infantile est une façon efficace de créer ces hommes-systèmes.

Il s’agit là de traumatismes intentionnels : l’individu est traumatisé par le fait d’un autre, que ce soit via des méthodes de torture ou de management.

Vivre de façon clivée peut entraîner des dépressions existentielles, ou des burn-out tant elle est psychiquement épuisante. Les somatisations aussi sont fréquentes.

Face à ces pathologies, les thérapies classiques de type « parlez-moi de votre mère » n’ont aucune efficacité. L’accompagnement psychologique consiste à soustraire peu à peu la personne à l’influence d’autres personnes (les tortionnaires), qui reste active parfois des années plus tard. Dans ce contexte, l’impunité des tortionnaires est un vrai poison : elle fait perdurer les traumatismes. Le TPI a été créé pour mettre fin à cette impunité. Le fait d’obliger les victimes à faire preuve de résilience et/ou à pardonner est aussi un poison.

Les bourreaux :

En 1945 ont été créés en même temps les concepts de « crime contre l’humanité » et de « crime de génocide. » Les vingt premiers accusés du tribunal de Nuremberg ont été suivis par des psychiatres, ce qui a constitué une grande première en la matière.

Les criminels jugés par le TPI sont parfois des acteurs, et parfois des commanditaires d’actes de torture, mais il n’y a pas de différence entre le psychisme des uns et celui des autres. On retrouve chez eux dix points :

1 Absence de psychopathologie. Les psychopathes et les sadiques, n’étant pas maîtrisables, ne sont pas recrutés à ces postes. S’ils ne sont pas fous, leurs dirigeants, par contre, le sont. Ce sont tous des narcissiques paranoïaques. Exiger une évaluation psychiatrique de tous les dirigeants semble souhaitable.

2 Ce sont des normopathes, des hommes-système. Ils ont renoncé à avoir une identité personnelle sous la pression d’un père ou d’une société sévère, souvent appuyée par des châtiments corporels. Ils ont ainsi renoncé au doute, au conflit interne, à la multiplicité. Mais la part d’eux mêmes enfouie ressort dès qu’elle peut et se venge sur d’autres.

3 Ils sont atteints de désempathie.

4 Ils ont, surtout les cadres, la certitude d’avoir raison.

5 Ils sont initiés à la torture, c’est à dire traumatisés par leurs pairs. L’âge joue dans l’efficacité de cette initiation : Douch ne formatait que des enfants de 9 à 21 ans. Les acteurs de la Shoah par balles étaient toujours accompagnés de vétérans qui les encadraient.

6 Ils ont une propension à l’obéissance et surtout un besoin de reconnaissance supérieur à tout. Celui-ci est lié à des blessures personnelles antérieures.

7 Ils sont clivés au quotidien. C’est à dire qu’ils torturent de 9 h à 17 h et vivent une existence normale le reste du temps ; normale et normée, avec souvent femme et enfants. Leur conscience n’est pas unifiée et ce clivage peut durer des années.

8 Pour eux, la raison du plus fort est toujours la meilleure. Par exemple Douch est devenu chrétien car pour lui, la religion chrétienne est la religion des dominants. Il reste un homme-système. C’est un détenu exemplaire qui collabore parfaitement avec les vainqueurs. S’il renonçait au clivage et à la désempathie des hommes-systèmes, il risquerait le suicide ou la crise cardiaque.

9 Ils sont dans le déni. Ils nient ce qu’ils ont fait au delà du raisonnable. C’est un mensonge qu’ils font aux autres mais aussi à eux-mêmes.

10 Ils n’ont pas de culpabilité. Leur refrain est : « J’ai obéi aux ordres. »

Face au TPI, certains reconnaissent leurs torts et expriment des regrets, mais ces aveux et ces regrets ne sont pas sincères. Le plus souvent, ils étaient profondément convaincus par le régime qu’ils ont soutenu et estiment que la fin justifiait les moyens.

En guise de conclusion :

Le traumatisme est intergénérationnel, car nous sommes tous marqués par une histoire collective. C’est pourquoi le crime contre l’humanité appartient à l’humanité.

Le souci est que le non-dit est ce qui se transmet le mieux entre générations. Une génération peut rêver de ce qui est arrivé à la génération précédente sans que celle-ci n’en ai jamais parlé. Et c’est souvent la troisième génération qui peut prendre la parole et résoudre le blocage.

De l’importance de la justice transitionnelle : il est important de mettre au point une politique mémorielle, par exemple au travers de l’édification de monuments aux morts, qui mêlent la mémoire des traumatismes et la transcendance artistique. C’est une thérapie de la société qui permet de vivre avec les traumatismes passés.

Et voici quelques commentaires par Madame Sironi herself :

Je me permettrais juste de faire ces quelques petits commentaires, histoire de préciser mes propos :
 
– Concernant les victimes de tortures et les raisons que vous avez énumérées expliquant pourquoi elles n’osent pas en parler. Une des raisons est « parce qu’elles sont sûres d’y être pour quelque chose ». 
En fait, c’est plutôt le contraire. Elles savent qu’elle n’y sont pour rien dans ce qui leur arrive, et que si elles gardent des traces traumatiques sévères après la torture, c’est bien du fait de ce qu’on leur a fait. Il n’y a que pour la psychanalyse que cela ne va pas de soi. La psychanalyse n’a pas pensé l’extériorité, l’influence destructrice d’un autre. Tout est intra-psychique ! La théorie psychanalytique, surtout freudienne, ramène toute la souffrance traumatique (directement consécutive à la torture, par exemple) à des fragilités psychiques antérieures au événements traumatiques subis : difficultés relationnelles avec le père, ou la mère, etc…
C’est ce que je critique, dans la théorie psychanalytique et dans la pratique de certains analystes, même si je suis moi-même de formation analytique. Je critique cette aporie car c’est à proprement parlé injurieux pour les patients. Cela revient à les « culpabiliser » : « vous y êtes pour quelque chose, dans ce qu’il vous arrive ». Or c’est strictement faux. Les tortionnaires doivent se réjouir, de tels arguments théoriques! 
Cette manière de penser les patients et de pratiquer la thérapie est à l’origine, chez des nombreux patients, de ruptures thérapeutiques irrémédiables. Cela est également à l’origine de détestations irrémédiables à l’égard de tous les « psy ». 
Pour que la théorie et la pratique thérapeutique ne soit pas maltraitante, j’ai été amenée à élaborer le concept de traumatisme intentionnel. La souffrance psychologique des patients victimes de tortures est directement liée à l’action destructrice d’un autre, le tortionnaire, et non à une soit-disant fragilité psychique antérieure à la torture.
Le même argument injurieux a été utilisé par certains psychanalystes, avec les victimes de maltraitance ou de viols. Si elles vont mal, c’est du fait de leur fragilité psychique antérieure à l’événement traumatique. 
 
– Cette « erreur théorique et clinique » est alors susceptible de produire un traumatisme secondaire, c’est à dire un double traumatisme : le premier, lié à la torture, et le second, du fait de ne pas être cru, ou correctement entendu, quant à l’origine de la souffrance. 
Là aussi, il y a une petite confusion, dans la formulation : cette idée du double traumatisme n’est pas chère à Freud, comme dit dans le compte rendu. C’est tout le contraire. Freud ne connaissait pas ce terme de « double traumatisme ». Ce qui lui était cher, comme dit précédemment, c’est d’expliquer par une soit-disant fragilité antérieure, le développement d’un traumatisme psychique chez les patients. 
Et quelle belle exonération des agresseurs et des tortionnaires !!!
 
– La maltraitance infantile ne crée pas nécessairement des hommes systèmes. Mais c’est un des éléments, la possible maltraitance infantile, et son destin, qu’il s’agit d’explorer, au cas par cas, avec les auteurs avérés de violences collectives. 
Cette violence subie peut avoir pour conséquence une tentative active d’oublier, de refouler le vécu d’humiliation, de honte, la douleur, physique et psychique que l’enfant a pu ressentir. Plus tard, torturer quelqu’un d’autre peut constituer un déplacement de la blessure narcissique initiale. Cela va agir comme un exutoire. Et c’est ainsi que la violence se transmet. 
Mais un autre destin possible de la maltraitance infantile, c’est le désir de norme, de sécurité. Dans ce cas, on retrouvera, parmi d’anciens enfants maltraités, certains qui deviendront non pas des tortionnaires, mais de grands normopathes, des personnes malades de la norme. Et pour finir sur ce point, certains deviendront des auteurs de violence et des normopathes! 
 
– A propos de la phrase « le fait d’obliger les victimes à faire preuve de résilience et/ou à pardonner est aussi un poison ». J’ai peut-être été rapide, et cela nécessite une précision sur ce à quoi je pensais, à ce moment-là. 
Certaines victimes, du fait par exemple d’une foi religieuse profonde, s’obligent à pardonner à leurs agresseurs car elles pensent que c’est pécher que d’être en colère contre ses agresseurs. Il m’a souvent fallu, petit à petit, déconstruire ce sentiment de culpabilité induit par leur foi, pour qu’elles acceptent de comprendre que c’est tout à fait logique et normal, d’un point de vue psychologique, d’en vouloir à ses agresseurs. Le pardon, tellement souhaité par ce type de victimes, est alors un processus, un cheminement, et nullement une obligation. 
Sinon, il y a apparition, chez ces mêmes personnes, de nouveaux symptômes, liés non pas au traumatisme psychique initial suite aux tortures et aux viols, mais du fait de leur intense culpabilité à ne pas être « à la hauteur », d’un figure christique, ou autre, en tous cas une figure identificatoire et idéalisée. 
Alors, oui, cela peut devenir un vrai poison mental, qui sera à l’origine d’auto-reproches incessants, et à l’origine de l’apparition d’une grave dépression.

 

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